« Le Voyeur » : le grand retour du chef-d’œuvre maudit de Michael Powell

CRITIQUE. Le film du réalisateur britannique revient au cinéma et en vidéo dans une nouvelle restauration 4K supervisée par Martin Scorsese. Une redécouverte majeure.

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L'ouverture du film « Le Voyeur » se fait sur l'œil du héros.
L'ouverture du film « Le Voyeur » se fait sur l'œil du héros. © © 1960 Michael Powell (Theatre) LTD. Tous droits réservés.

Temps de lecture : 8 min

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Au cours de l'année 1960, deux films réalisés par des cinéastes britanniques ont révolutionné l'histoire du cinéma. Deux longs-métrages qui, par le plus grand des hasards, partagent d'étranges similitudes : Le Voyeur de Michael Powell (sorti en mai au Royaume-Uni) et Psychose d'Alfred Hitchcock (sorti, lui, en septembre). Le premier sera un désastre absolu au box-office. Le second, un immense succès public et critique partout dans le monde. Les deux font le portrait d'un tueur en série. Norman Bates (Anthony Perkins) dans Psychose tue sous l'emprise de sa môman abusive. Mark Lewis (Karlheinz Böhm) dans Le Voyeur a subi un terrible trauma durant son enfance : il fut le cobaye de son père scientifique qui a pratiqué sur lui des expériences sadiques. Norman habite dans le motel de sa mère défunte. Mark dans la maison de son « regretté » paternel.

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Et sur le modèle du M le maudit (1931) de Fritz Lang et de son assassin d'enfants interprété par Peter Lorre, ces deux personnages sont des victimes avant de devenir des bourreaux. Des figures tragiques qui inspirent à la fois la crainte et la pitié.

Présenté dans une éclatante restauration financée par le British Film Institute (BFI) et The Film Foundation, une association créée en 1990 par Martin Scorsese, Le Voyeur (Peeping Tom en version originale) ressort enfin au cinéma le 13 mars mais aussi simultanément en vidéo dans une nouvelle copie 4K Ultra HD de toute beauté (le coffret édité par Studiocanal est très soigné). Plus de soixante ans après sa réalisation, ce film subversif adoré entre autres par Brian De Palma, Francis Ford Coppola, Bertrand Tavernier ou Gaspar Noé a acquis un statut presque mythique.

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Ce n'était pourtant pas gagné. Incompris à sa sortie, ce film fut unanimement rejeté par la presse en Grande-Bretagne. « Ça faisait longtemps qu'une œuvre ne m'avait pas dégoûté à ce point », écrivait un critique de The Observer, tandis qu'un autre de The Tribune prétendait que « le seul moyen satisfaisant de se débarrasser de ce film abject serait de le balancer prestement dans l'égout le plus proche. Et encore son odeur pestilentielle subsisterait ».

Le Daily Telegraph affirmait, de son côté, à propos du long-métrage de Powell, que « les esprits malades en éprouveraient un plaisir certain ». Le British Board of Film Censors (BBFC) attribua au Voyeur une classification X infamante.

Retiré de l'affiche au bout de cinq jours d'exploitation en Angleterre et montré seulement aux États-Unis en double programme dans une version amputée de vingt minutes, le film suscita un tel scandale et des réactions si violentes que la carrière de l'infortuné Powell sera détruite (ruiné, il ne tournera plus que quatre films ensuite). Pire : Le Voyeur deviendra rapidement invisible et il faudra attendre la fin des années 1970 pour que Martin Scorsese apporte sa contribution à la reconnaissance de l'œuvre. En 1984, Michael Powell a aussi épousé Thelma Schoonmaker, la monteuse attitrée des films de Scorsese, qui la lui avait présentée. Ils restèrent mariés jusqu'à la mort du cinéaste en 1990.

La caméra qui tue

Alors pourquoi un tel ramdam autour du Voyeur  ? À vrai dire, personne n'attendait un film aussi « foncièrement pervers et profondément malsain » de la part de l'honorable Michael Powell. Le très respecté réalisateur d'éminents classiques tels que Colonel Blimp (1943), Une question de vie ou de mort (1946), Le Narcisse noir (1947), Les Chaussons rouges (1948) ou Les Contes d'Hoffmann (1951) avait choqué l'establishment avec un grand film malade ! Une œuvre obscène ! Powell avait coréalisé auparavant la plupart de ses films avec son associé Emeric Pressburger, un juif hongrois ayant fui le nazisme. Les deux hommes avaient fondé en 1943 leur propre compagnie indépendante The Archers, une société de production dont l'emblème était une flèche plantée dans une cible.

Tandis qu'il envisageait de consacrer un film à Sigmund Freud en 1959, Powell y renonça en apprenant que John Huston avait un projet similaire avec Montgomery Clift dans le rôle principal (Freud, passions secrètes). Féru de psychanalyse, il se rabat du coup sur le projet du Voyeur, un scénario que lui propose un certain Leo Marks. Il décide de réaliser le film sans l'aide de son complice Pressburger pour un budget modeste de 135 000 livres et de le tourner aux studios Pinewood. Il se passionne en particulier pour l'intrigue de ce thriller.

Karl Heinz Böhm.
 ©  © 1960 Michael Powell (Theatre) LTD. Tous droits réservés.
Karl Heinz Böhm. © © 1960 Michael Powell (Theatre) LTD. Tous droits réservés.
Le Voyeur prend en effet pour personnage principal un psychopathe, Mark Lewis. Timide et discret, solitaire et énigmatique, ce jeune homme est incapable de nouer des liens avec autrui. Il travaille comme assistant caméraman dans un studio de cinéma à Londres. Fasciné par l’image, il ne se sépare jamais de sa caméra Bell & Howell 16 mm. En parallèle de son métier, il est aussi photographe de charme pour arrondir ses fins de mois, vendant des photos de nus sous le manteau.

Profondément dérangé, Mark est surtout obsédé par l'idée de capturer la peur sur pellicule. Alors, il tue des jeunes femmes et filme leur agonie, au moment où il les transperce avec une lame, dissimulée dans le trépied de sa caméra ! Il a d'ailleurs fixé un miroir déformant au-dessus de l'objectif de son appareil pour saisir l'expression de terreur sur le visage de ses victimes. La caméra devenant ici l'arme du crime, l'instrument de la mort.

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On apprend au fur et à mesure du film lors de flash-back en noir et blanc que Mark a été lui-même victime des expériences que pratiquait sur lui, alors qu'il était enfant, son père pour ses recherches scientifiques sur les mécanismes de la peur. Son géniteur le sadisait en effet pour enregistrer ses réactions d'effroi. Il lui a offert aussi, pour son neuvième anniversaire, sa toute première caméra ! (pour l'anecdote, c'est Michael Powell lui-même qui joue le père de Mark. Et qui a confié à son propre fils, Columba, le rôle de Mark enfant !).

Sans porter de jugement moral sur son personnage en souffrance, Powell refuse de le condamner et lui trouve même des circonstances atténuantes. Il dresse une généalogie du malheur et explique le déséquilibre mental de Mark par les mauvais traitements qu'il a subis durant son enfance. Un parti pris assez dérangeant pour l'époque.

Pour tenir le rôle de son psychopathe, Michael Powell a aussi choisi l'acteur autrichien Karlheinz Böhm… connu pour son interprétation de l'empereur François-Joseph dans la série des Sissi avec Romy Schneider ! Bien sûr, il utilise le visage angélique et le regard doux de ce comédien pour tromper son monde. Confier le rôle d'un tueur sanguinaire au prince charmant de la trilogie Sissi, quelle drôle d'idée ! Charmant, poli, ce personnage asexué a beau ressembler à un gendre idéal, c'est en réalité un monstre qui tue de sang-froid. Secrètement amoureuse de lui, Helen (Anna Massey), sa jeune voisine vivant en compagnie de sa mère aveugle, découvrira ses travers.

Poésie noire et beauté morbide

L'image inaugurale du Voyeur est celle d'un œil qui s'ouvre en gros plan. Car dans ce film, tout est question de regard. En particulier celui que l'on porte sur les autres. Il faudrait répertorier le nombre de fois au cinéma où le premier plan d'un film a été l'ouverture d'un iris (au hasard, le générique de Répulsion de Roman Polanski, Les Ailes du désir de Wim Wenders ou encore le Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve). Ça tombe bien, Le Voyeur traite du voyeurisme, cette pulsion scopique et sexuelle dont Freud a longuement parlé dans ses écrits. Il y est question d'érotisation et de fétichisme de l'image. Renvoyant le spectateur à son propre voyeurisme, Michael Powell tourne dans le film de nombreux plans en caméra subjective qui nous font partager la vision de l'assassin. Et donc poussent au maximum l'identification avec le tueur.

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Avec sa poésie noire et sa beauté morbide, ses séquences opératiques et son romantisme déviant, le film de Powell est une réflexion vertigineuse sur le voyeurisme et le cinéma. Rarement l'étude clinique d'un cas pathologique a été faite avec une telle acuité. Le Voyeur montre au passage une société anglaise qui réprime la sexualité avec hypocrisie.

Si au début des années soixante, l'Angleterre n'était pas prête à accueillir un tel film, aujourd'hui Le Voyeur a été réévalué et réhabilité. Précurseur du slasher (ce sous-genre du film d'horreur où un tueur psychopathe massacre des femmes à l'arme blanche) et annonciateur du giallo (ce genre cinématographique qui mêle thriller horrifique et érotisme), le film a aussi lancé le concept des snuff movies, ces films clandestins montrant des crimes filmés sans trucage.

Le Voyeur fut également l'une des premières œuvres à disséquer les ravages du « male gaze » (« le regard masculin »). Dans le film de Powell, les personnages féminins sont sexualisés et la caméra s'attarde sur les formes de leurs corps. C'est la vision masculine de Mark qui prime ici et tout le film est situé de son point de vue. Très en avance sur son temps, le film est plus actuel que jamais. On vit désormais dans une société où les images se sont multipliées à l'infini, notamment à l'aide de nos téléphones portables.

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Tirée du négatif original 35 mm, la somptueuse restauration du Voyeur rend en tout cas justice à ce joyau du cinéma. Le chef opérateur britannique d'origine tchèque Otto Heller a signé une photo aux couleurs splendides (moins connu que le Technicolor, le procédé Eastmancolor lancé par Kodak a été utilisé pour ce film à dominante rouge. Ce qui donne à l'image un côté sale). On ressent en revoyant le film que Michael Powell tient son héros, l'homme-caméra Mark Lewis, pour un artiste du crime. Le Voyeur traduit ainsi une conviction profonde : la vie doit être sacrifiée à l'art.

L'affiche originale du film.
 ©  © 1960 Michael Powell (Theatre) LTD. Tous droits réservés.
L'affiche originale du film. © © 1960 Michael Powell (Theatre) LTD. Tous droits réservés.
« Le Voyeur » de Michael Powell avec Karlheinz Böhm. 1 h 41. Sortie le 13 mars. Les Acacias distribution.

Le film est aussi disponible chez Studiocanal dans un magnifique combo 4K Ultra HD/Blu-ray, accompagné d'un livret de 32 pages. 29,99 €.

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Commentaires (2)

  • Vj Aurel

    On pourrait ajouter que l’œil en ouverture du Blade Runner de Villeneuve répond à celui de Ridley Scott. Et que la douceur trouble de la voix et du physique de KarlHeinz Böhm n’est pas non plus sans rappeler Peter Lorre.

    Par contre je ne suis pas d’accord avec la façon dont vous établissez le lien, avéré, entre le film de Powell et les Snuff movies.
    Vous dites : « le film a aussi lancé le concept des snuff movies, ces films clandestins montrant des crimes filmés sans trucage.  »
    Ne serait-il pas plus exact et plus prudent, de dire - je cite Wikipedia - que « Le Voyeur est connu pour être l'un des tout premiers longs-métrages à parler de ce que l'on nommera plus tard les Snuff movies, ces vidéos mettant en scène de véritables scènes de meurtre.  » ?

  • guy bernard

    Ce film est aussi contemporain de l'Enfer de Clouzot et c'est une époque où ces réalisateurs exposaient leurs névroses et leurs rapports malsains avec leurs acteurs, et surtout leurs actrices.
    Le titre original est "Peeping Tom", le voyeur qui va voir des filles se déshabiller en cabine, et, en fait, c'est lui.
    Michel Powell va se moquer des actrices qui ne veulent etre photographiées que sous leurs meilleurs profil ; l'autre est-il monstrueux ? Et dans le film, il l'est.
    On pense alors à Deborah Kerr, magnifique dans le Narcisse Noir ; elle a du lui en faire baver...
    Mais n'a-t-on pas besoin d'aimer voir pour donner à voir ?
    Quant à Hitchcock, il se moque ouvertement de nous qui critiquons le voyeur qu'est James Stewart qui espionne ses voisons au téléobjectif : le tueur dont nous suivons l'histoire se tourne vers nous, spectateurs, en nous disant : "pourquoi me regardez-vous ? Que vous ai-je fait ? " nous reléguant tous au rang de voyeurs.