Jason Yu, réalisateur de « Sleep » : « J’ai longtemps eu peur de voir des films d’horreur »

INTERVIEW. En salle ce mercredi, le film a réveillé le dernier Festival du film fantastique de Gérardmer, dont il est reparti avec le Grand Prix. On a rencontré son drôle de réalisateur coréen.

Par avec Pablo Baron

Sleep de Jason Yu
Sleep de Jason Yu © Metropolitan

Temps de lecture : 9 min

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Ça commence comme dans un roman de Stephen King. Un quotidien anodin, celui d'un jeune couple qui s'aime : Soo-jin (Jung Yu-mi) et son époux Hyeon-soo (Lee Sun-kyun, acteur précocement décédé en décembre dernier à l'âge de 48 ans), fraîchement mariés, un bébé en route. Une nuit, Hyeon-soo prononce d'étranges mots en dormant. Cauchemar ? Pas vraiment : plutôt une première crise de somnambulisme, qui en annonce d'autres toujours plus inquiétantes à mesure que le dormeur contrarié bascule dans des comportements violents allant crescendo. La médecine semble impuissante, la belle harmonie du ménage commence à se fissurer et sombrer dans la paranoïa.

Grand Prix du dernier Festival du film fantastique de Gérardmer, ce premier film d'une jeune pousse prometteuse de 32 ans, Jason Yu, fut aussi présenté le 29 janvier dernier lors d'une avant-première à Paris. Ravi de se confronter au public de ce qu'il a lui-même nommé « la nation du cinéma », Jason Yu, ex-disciple de Bong Joon-ho, a insisté sur l'importance de cultiver une part d'humour dans son jardin horrifique, conformément à l'appétence des créateurs coréens pour le mélange des tons.

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Présenté, avant même Gérardmer, au Festival de Cannes 2023 dans la section Semaine de la critique, Sleep réussit le pari d'une proposition plutôt radicale mais accessible, en touchant du doigt une angoisse commune au plus grand nombre : celle de nuits détraquées pour une raison inconnue, qui échappe à notre contrôle, à tel point que chaque approche du coucher de soleil devient une source de stress. L'humour, souvent noir, est certes présent dans cet étrange récit, mais heureusement à bonne distance, dans le cadre d'une mise en scène aux cadrages singuliers et aux éclairages basculant dans une folie douce au dernier virage.

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Comme il l'explique dans l'interview qu'il a accordée au Point Pop, dans un anglais impeccable (Bong joon-Ho pourrait en prendre de la graine !), Jason Yu, lui-même marié, a voulu aussi faire de Sleep une métaphore sur la résistance du couple en pleine tempête. Fan de comédies romantiques, son plaisir coupable a-t-il confié à Paris, il récuse les représentations cinématographiques de l'amour marital, qu'il juge souvent cyniques, et assume sa propre vision plutôt idyllique de l'engagement. Qu'on se rassure : Sleep n'a rien d'une bluette à dormir debout dans un trois pièces cuisine de Séoul. C'est un vrai film de trouille aux nombreuses surprises, flirtant avec le gore mais pas trop et dont le dernier acte vaut son pesant de dinguerie. Bref, la révélation d'un talent sur lequel on espère que le grand public, le film est en salle dès ce mercredi 21 février, ne fermera pas les yeux : Jason Yu.

Le Point Pop : Comment diable le somnambulisme vous est-il venu en tête pour écrire un film d'horreur ? Est-ce une angoisse personnelle ?

Jason Yu : Je ne suis pas somnambule, en revanche je fais de l'apnée du sommeil. En pleine nuit, il m'arrive d'arrêter soudainement de respirer un bref instant et ça terrifie ma femme. Elle a du mal ensuite à se rendormir, tellement ça la stresse. Ce petit souci m'a fait me demander, alors que je cherchais un sujet pour mon premier film, ce qui pourrait se passer si ce problème nocturne atteignait des proportions démesurées, comment il perturberait la vie d'un couple. J'ai songé alors au somnambulisme, et la deuxième idée qui a nourri le film est justement mon expérience du mariage et ma vision romantique de cette institution.

Je préparais alors mon propre mariage avec ma petite amie de longue date – qui est donc devenue ma femme – et j'ai eu envie d'écrire sur l'engagement entre deux jeunes mariés. Au cinéma, un grand nombre de films ont une vision hypercynique du mariage, ils dépeignent un conflit aux conséquences irrémédiables, une lente dérive sans retour ou un violent clash… Moi je voulais montrer au premier degré un couple marié qui croit vraiment dans cette institution, qui croit l'un dans l'autre et s'aime assez pour surmonter l'immense épreuve qui lui tombe dessus. Plusieurs obstacles se présentent à cette relation, des forces tentent de séparer ces deux amoureux et j'ai voulu bâtir le suspense du film sur la résistance de ce couple.À LIRE AUSSI « Une vie », « L'Empire », « Les Chèvres », « Sleep », « Au fil des saisons », « Le Nom de la rose » : quels films voir cette semaine ?

Et votre femme, que pense-t-elle de Sleep ?

Elle a lu le script avant le tournage. À ce stade, je pensais essentiellement faire un petit film d'horreur marrant sur le somnambulisme et c'est elle qui m'a dit : « Mais pourquoi tu as écrit sur nous ? » Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai pris conscience de tous ces éléments autobiographiques, que j'ai tenu vraiment à garder dans le film au tournage.

Vous avez été l'assistant réalisateur de Bong Joon-ho sur le film Okja, qu'avez-vous appris à ses côtés ?

Après mon diplôme universitaire, l'un de mes premiers jobs fut d'être assistant réalisateur et je fus l'un de ceux d'Okja, depuis la préproduction à la postproduction. J'ai pu observer longuement Bong Joon-ho diriger ce projet à chaque étape et j'ai tout de suite été marqué par sa précision maniaque sur tous les aspects de son film. Il dessine un story-board très précis de chaque scène – et j'ai commencé à faire pareil pour Sleep, avant même que le projet ne reçoive le feu vert. Pendant le mixage son d'Okja, j'ai vu Bong faire preuve d'une minutie extraordinaire sur le moindre son entendu dans son film. Pour moi, par exemple, le son d'un oiseau à l'arrière-plan reste un son d'oiseau. Lui, il insistait pour savoir de quel oiseau il s'agit, sa race, comment doser la force de son chant avec le vent dans les arbres, la force du vent… Je n'oublierai jamais cette attention aux moindres détails.

Un intérieur cosy, une vie de couple tranquille... jusqu'à ce qu'un grain de sable nocturne s'en mêle.
 ©  Metropolitan
Un intérieur cosy, une vie de couple tranquille... jusqu'à ce qu'un grain de sable nocturne s'en mêle. © Metropolitan

Pour votre premier film, avez-vous choisi le cinéma d'épouvante par passion authentique ou parce que c'est un genre qui se fait produire plus facilement ?

Haha, ça, c'est une très bonne question ! Oui c'est vrai, il y a une stratégie : on sait en effet qu'il y aura toujours une demande pour des films d'épouvante et beaucoup de cinéastes coréens ont commencé dans ce genre. Longtemps, je n'ai pas beaucoup vu de films d'horreur parce qu'ils me terrifiaient, j'avais vraiment peur ! J'étais en particulier traumatisé par les histoires de fantômes pendant des semaines, je n'osais même pas rester seul chez moi, de peur d'être harcelé par des fantômes.

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Et puis, quand il s'est agi de diriger l'écriture de Sleep vers l'épouvante, parce que l'histoire l'imposait aussi autour du concept du somnambulisme, je me suis forcé à voir un paquet de films d'horreur pour me rattraper. Je ne voyais plus que ça ! Et ça m'a fait réaliser à quel point ce genre regorge de chefs-d'œuvre. Mais oui, Sleep, qui a été produit pendant une très mauvaise période pour le cinéma coréen où presque aucun projet de film ne se montait, a trouvé des investisseurs parce que c'était un petit budget et que c'était du genre. Il est sorti en septembre 2023 en Corée, où il a fait 1,47 million d'entrées, ce qui fut largement rentable pour son budget de 2,7 millions de dollars.

Mettez dix Coréens dans une pièce : au moins la moitié auront déjà consulté un chaman dans leur vieJason Yu

Aviez-vous en tête des références particulières pour Sleep après avoir vu autant de films d'horreur ?

Deux en particulier : Shining et Rosemary's Baby. Mon principal objectif était de coller au plus près de la psychologie des deux personnages principaux et de parvenir à surmonter l'ennui potentiel de cet appartement banal, qui est le lieu principal de l'action. On a découpé le film en trois chapitres en faisant évoluer l'image d'un chapitre à l'autre. Le premier segment insiste sur l'amour entre Soo-jin et Hyeon-soo, il est donc dominé par des lumières assez chaudes et cosy. Le second met l'accent sur les angoisses de Soo-jin par rapport à la dérive de son époux, la photo devient alors plus froide, les cadrages plus claustrophobiques, comme si elle vivait dans une prison. Et dans la troisième partie, tout part dans le décor, l'ambiance devient dingue et là on a fait quelques clins d'œil à Argento.

Vous faites intervenir un personnage assez familier dans les films de fantômes depuis Poltergeist : celui de la vieille femme chasseuse d'esprits, un peu excentrique, qui débarque dans l'appartement pour aider les héros… C'est un clin d'œil délibéré à ce cliché ?

Pas vraiment, en fait c'est une tradition en Corée. Un pays contradictoire où la médecine scientifique est très importante, où nous fonçons tous à la pharmacie ou à l'hôpital au moindre problème, mais où, aussi, quand les médicaments ou la science ne marchent pas, beaucoup de gens ont tendance à se tourner vers un chaman pour essayer de guérir spirituellement. C'est une facette un peu bizarre de la culture coréenne : mettez dix Coréens dans une pièce, au moins la moitié auront déjà consulté un chaman dans leur vie, prié les dieux ou participé à une sorte de cérémonie pour chasser les esprits de chez eux et inviter les bons esprits ! Ces deux aspects, la raison et la superstition, sont profondément ancrés dans la société coréenne.

Le couple angoissé avec bébé de <em>Sleep </em>de Jason Yu
 ©  Metropolitan
Le couple angoissé avec bébé de Sleep de Jason Yu © Metropolitan

La mort de Lee Sun-kyun a choqué toute la Corée, il était un trésor national. C'est une tragédieJason Yu

On imagine que vous deviez être plutôt fier de remporter le Grand Prix du Festival de Gérardmer ?

Ce fut un honneur, je me suis éclaté là-bas ! C'est maintenant l'un de mes festivals préférés, j'ai adoré le contraste entre ce petit village magnifique, paisible, si calme, et ce public de fans hardcore de films d'horreur. J'étais très nerveux de montrer mon film là-bas et quand j'en ai parlé avec Kim Jee-woon, qui a eu le Grand prix en 2004 pour Deux Sœurs, il m'a dit de foncer sans hésiter, que j'allais passer l'un des plus grands moments de ma vie.

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Comment avez-vous choisi Lee Sun-kyun et Jung Yu-mi, qui forment un couple particulièrement crédible ?

J'ai pensé à eux tout de suite, ils étaient mon casting de rêve pour ce film. Ils ont travaillé ensemble auparavant dans quatre films de Hong Sang-soo et ils avaient fait un pacte en se jurant de jouer un jour tous les deux dans un gros film commercial. Quand on leur a envoyé le script de Sleep, ils ont très rapidement accepté de me rencontrer, je les ai suppliés et ils ont convenu que ce gros film commercial qu'ils feraient ensemble, ce serait le mien. Ça me fait rire parce qu'on est quand même très loin de ça avec Sleep mais par rapport à ce qu'ils ont fait chez Hong Sang-soo, c'est ce qui se rapprochait le plus de cette définition à leurs yeux.

Impossible de ne pas évoquer la mort précoce de votre acteur Lee Sun-kyun, à l'âge de 48 ans, le 27 décembre dernier, qui a fait couler beaucoup d'encre en Corée…

Ce fut extrêmement choquant pour moi. Toute la nation a été choquée par sa mort. Beaucoup de Coréens ont grandi en voyant ses films, il a joué un grand nombre de rôles iconiques en Corée, c'était un trésor national qui faisait partie de notre famille et je pense toujours qu'il restera l'un des plus grands acteurs du monde. Après l'avant-première de Sleep au Festival de Cannes en 2023, on marchait sur la Croisette le long de la plage et il m'avait promis d'accepter de jouer dans mon prochain film, une comédie romantique. Sa disparition est une tragédie.

Sleep de Jason Yu (1 h 35). En salle.

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