Réécriture de l’œuvre d’Agatha Christie : « On ouvre une boîte de Pandore »

L’éditeur français de la reine du crime a annoncé que son œuvre allait faire l’objet de « révisions ». Le docteur en philosophie Sami Biasoni s’inquiète d’une telle initiative.

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« Ces rééditions témoignent de la logique, encore peu présente dans l'Hexagone, d’un continuum de la violence, dans lequel s’inscrit ce que l'on pourrait qualifier de micro-agressions sémantiques », analyse Sami Biasoni.
« Ces rééditions témoignent de la logique, encore peu présente dans l'Hexagone, d’un continuum de la violence, dans lequel s’inscrit ce que l'on pourrait qualifier de micro-agressions sémantiques », analyse Sami Biasoni. © PLANET NEWS LTD / AFP

Temps de lecture : 3 min

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Jusqu'où la réécriture de l'œuvre d'Agatha Christie ira-t-elle ? Inlassablement, les romans de la reine du crime, disparue il y a près de 50 ans, reviennent dans l'actualité avec leurs rééditions et autres coups de rabots littéraires. En 2020, c'est son œuvre la plus lue, Dix Petits Nègres, publiée en 1940, qui faisait les gros titres, après qu'elle fut rebaptisée Ils étaient dix (version française), à la demande de son arrière-petit-fils, l'écrivain James Prichard, et afin de ne pas « blesser » les lecteurs.

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Revisitées aussi, les versions anglaises de ses romans d'enquêtes Hercule Poirot et Miss Marple, respectivement publiées en 1920 et 1930, après « examen par un comité de lecture » soucieux de ce que les descriptions de certains personnages étrangers soient retirées ou modifiées.

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La dernière annonce, en date de ce 18 avril, est encore imprécise, mais fait état de « révisions », concernant les termes jugés offensants sur le physique ou l'origine des personnages, des « traductions françaises » des livres de la romancière. En vue de « s'aligner sur les autres éditions internationales » et à la demande d'Agatha Christie Limited – la société gérant l'œuvre de l'écrivaine –, précisent les éditions du Masque (groupe Hachette) à l'AFP.

« Micro-agressions »

Une initiative dont, avant la romancière, d'autres écrivains britanniques ont fait les frais, à l'image de Ian Fleming, l'auteur de James Bond, ou de Roald Dahl, dont les versions originales de Charlie et la chocolaterie ou James et la grosse pêche étaient récemment expurgées de toute référence au poids, à la santé mentale et aux considérations raciales.

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Gallimard s'engageait, en février dernier, à ne pas toucher aux versions françaises de l'œuvre de ce dernier, le cas de Christie – bientôt « révisée », donc – interpelle. « Il témoigne d'un glissement des problématiques du monde anglo-saxon vers la France », commente le docteur en philosophie et auteur de Malaise dans la langue française (éditions du Cerf, 2022) Sami Biasoni.

Outre « le vieux sujet de l'hégémonie culturelle qu'elles soulèvent [la ligne de défense de l'éditeur français exposant qu'il s'aligne sur les éditions internationales, NDLR], ces rééditions témoignent de la logique, encore peu présente dans l'Hexagone, d'un continuum de la violence, dans lequel s'inscrit ce que l'on pourrait qualifier de micro-agressions sémantiques », précise ainsi l'essayiste.

Engrenage

Une initiative qui en dit long sur l'évolution de nos « crispations », observe-t-il par ailleurs : le débat autour du titre des Dix Petits Nègres, terme à forte connotation, « peut encore s'entendre et éventuellement aboutir à une forme de consensus », mais « on assiste depuis peu à une radicalisation des revendications ». Ainsi, « des mots issus du langage courant, à l'aune de nouvelles interprétations néoprogressistes et par effet de tentatives de captation de la part de minorités identitaires, ne sont plus recevables et même des adjectifs d'une banalité confondante deviennent des motifs symboliques d'affrontement ».

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« Une boîte de Pandore » où « toute la langue peut devenir suspecte », alerte le docteur en philosophie, inquiet de ce que les éditeurs français ne prennent, eux aussi, le virage de cet exercice empruntant à la cancel culture. Déjà en 2021, les versions françaises de Martine (Casterman), du Club des cinq et d'Alice détective (Hachette) se voyaient-elles retoquées sous prétexte de devoir être « en phase avec leur époque ».

« Les revendications évoluant perpétuellement, mettre le doigt dans l'engrenage de la réécriture est dangereux, prévient à ce titre Sami Biasoni. Le risque, à terme, est celui d'un nihilisme radical vis-à-vis de la langue. » Et, pour l'heure, de lire des textes n'ayant plus grand-chose à voir avec les œuvres originales…

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Commentaires (47)

  • Guillaume DRUPT

    Je trouve cette tendance à réviser d'anciens écrits particulièrement inquiétante. Sur ce point, on se croirait presque dans la société décrite dans "1984", où tout mot est suspect et où la langue et le vocabulaire sont méthodiquement et insidieusement "corrigés". D'un point de vue plus général, cette tendance au révisionisme est également inquiétante : ce n'est pas en réécrivant le passé que l'on améliorera notre présent. Au contraire. Il faudrait d'avantage étudier le passé, l'analyser, pour en ressortir grandi. Et ce à tout age et quelque soit notre origine ethnique, nos convictions personnelles ou encore notre apparence physique. Effacer ne résoud rien, bien au contraire : c'est faire l'autruche et se complaire dans sa zone de confort.

  • mystic

    Il faudrait que l académie Française se bouge et qu une loi soit prise pour interdire toute modification de l'œuvre originelle. Elles sont un éclairage sur les moeurs et valeurs d une époque... Il serait dommage et inacceptable qu elles soient transformées selon les critères souvent absurdes de la notre... A quand les chaussettes de table comme à une certaine époque aux USA car il était pernicieux de voir même "les jambes " des tables...

  • Cromwell03

    Je viens de m'atteler à la réécriture de l'euvre de Céline. Ce sera très facile à lire. Une fois éliminé tout ce qui peut choquer, chaque livre tient en une page !