Robert Oppenheimer, parfait personnage tragique

Bien avant ses inimitiés, c’est le caractère du physicien auquel Christopher Nolan consacre son nouveau film qui le destinait à finir en martyr de la « peur du rouge ».

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Il arrive que la grande histoire se joue dans de très petites pièces. En choisissant d'ouvrir son monumental Oppenheimer par un bref plan serré sur son personnage éponyme coincé entre quatre murs, Christopher Nolan fait au moins deux annonces à son spectateur : d'abord, qu'il ne le prendra pas par la main pour entrer en douceur dans son film ; ensuite, qu'il a parfaitement saisi l'essence de son protagoniste – soit, au sens strict du terme, l'acteur endossant le premier rôle d'une tragédie.

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Historiquement parlant, cette première et furtive scène se déroule à Washington en avril 1954, dans la salle 2022 du bâtiment T3, sorte de préfabriqué de deux étages érigée à Washington durant la Seconde Guerre mondiale. La vilaine structure, d'ailleurs au départ conçue pour être rapidement rasée, abritait la direction de la recherche de l'AEC, la Commission de l'énergie atomique des États-Unis fondée sous Truman en août 1946 – un an quasiment jour pour jour après la vitrification d'Hiroshima et de Nagasaki – pour promouvoir et contrôler le développement pacifique du nucléaire. C'est là qu'Oppenheimer, le « père de la bombe atomique », allait vainement tenter, quatre semaines durant, de sauver son « habilitation de sécurité », et de facto son honneur, des griffes du maccarthysme.

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Comment en était-il arrivé là ? Pour éclairer le sort de son héros brûlé après avoir été adoré, Nolan se focalise sur la rancune mâtinée de complexe d'infériorité que lui vouait Lewis Strauss. Président de l'AEC, Strauss était également membre, et influent, du conseil d'administration de l'Institute for Advanced Study de Princeton, le fameux refuge d'Albert Einstein depuis son exil d'Allemagne en 1935. En 1947, Strauss s'était plié en quatre pour y recruter comme directeur un Oppenheimer alors au faîte de sa gloire. Mais, douchant ses espoirs de voir le physicien superstar lui manger dans la main, lui, le millionnaire autodidacte parti de la vente itinérante de chaussures avec l'équivalent du bac en poche, Oppenheimer l'avait fait un peu poireauter avant d'accepter. Bien trop longtemps pour son ego fragile.

Course à la catastrophe

Comme le résumait l'un de ses collègues commissaires de l'AEC : « Si vous n'êtes pas d'accord avec Lewis sur quoi que ce soit, d'abord, il se dit que vous êtes un imbécile. Mais, si vous persévérez à ne pas le suivre, il en conclut que vous êtes forcément un traître. »* Soit précisément la voie dans laquelle Oppenheimer allait s'engager, jusqu'à l'ordalie. Reste que le destin d'Oppenheimer n'a pas été que le jouet d'un jaloux malfaisant. Sans sa personnalité, sans ses propres actions, ses choix et ses façons de faire, le ressentiment de Strauss aurait pu glisser sur Oppenheimer comme l'eau sur les plumes d'un colvert.

Parmi les carburants de sa course à la catastrophe, son fanatisme de la vérité – tout ce qui est vrai à ses yeux est bon à dire – tient sans doute la pole position. Voyez-le à Berkeley face au lieutenant-colonel Boris Pash, chef du contre-espionnage sur la côte ouest, le 26 août 1943. La veille, Oppenheimer avait jugé judicieux de rapporter au lieutenant Lyall Johnson, l'officier de sécurité militaire du Rad Lab et subordonné de Pash, qu'il avait eu vent de l'existence d'un type – George C. Eltenton, physicien d'origine britannique formé à Cambridge et employé par la Shell Oil Company – qui pourrait bien être en train de chercher à refourguer aux Russes des informations sur les avancées du développement de la bombe. Ce qu'il savait parce que l'un de ses plus proches amis, Haakon Chevalier, professeur de littérature à Berkeley, lui avait personnellement demandé, plus de six mois auparavant, s'il était disposé à y prendre part.

À LIRE AUSSI Ce qu'impliquerait une guerre nucléaireÀ Pash qui l'enregistre à son insu dans le bureau de Johnson, Oppenheimer va tout simplement dire qu'il est « favorable » à ce que les Russes soient mis au parfum des travaux du projet Manhattan, mais pas comme ça, pas « par la petite porte ». Que les dirigeants américains, qui à l'époque n'ont de cesse de présenter les Soviétiques comme leurs « héroïques alliés » dans la guerre contre les fascistes en Europe, devraient passer de la parole aux actes, faire fi des « quelques gars au département d'État qui auraient pu bloquer de telles communications » et élargir aux Russes le genre de coopération scientifique et stratégique qu'ils entretiennent déjà, par exemple, avec les Anglais.

Bouffeur de cocos

En plus de son incapacité à mentir, ne serait-ce que par omission, entre autres traits autistiques manifestes, Oppenheimer est affublé d'une belle surdité sociale. Car Pash n'est pas qu'un chasseur de taupes, c'est un bouffeur de cocos de première. Et les unes comme les autres, il en voit partout. Lui-même d'origine russe, fils d'un évêque orthodoxe engagé dans l'Armée blanche, au sein de laquelle il a combattu durant la guerre civile de 1918-1920, Pash s'est façonné une réputation de « cinglé » auprès de ses collègues du FBI. Ainsi, un mois avant son entretien-interrogatoire avec Oppenheimer, le Bureau lui avait plus ou moins gentiment conseillé de ne pas concrétiser son projet consistant à kidnapper certains employés de Los Alamos accusés d'accointances « subversives », de les faire monter sur un bateau et de les interroger « à la manière russe », avant de les balancer à la flotte sans autre forme de procès.

En 1975, quand les auditions de la commission Church du Sénat américain sur les complots d'assassinat fomentés par la CIA furent rendues publiques, E. Howard Hunt Jr, un ancien agent, affirmera dans les colonnes du New York Times que Boris Pash avait été à la tête d'une unité d'opérations spéciales chargée d'éliminer de possibles agents doubles. Ce que Pash a toujours nié, mais on le sait impliqué, de 1949 à 1952, dans le programme Branch 7 (PB/7) de la CIA, une unité d'opérations spéciales rattachée à l'Office of Policy Coordination (OPC), le tout premier service clandestin de la CIA.

Comment, dès lors, s'étonner que les propos d'Oppenheimer, son idéalisme, sa soif d'ouverture et de partage, voire de communion scientifique à tous crins, aient percuté les oreilles de Pash avec la force d'« une bombe à retardement », qui « allait mettre une décennie avant d'exploser » ? Que Strauss ait été ou non dans les parages, le martyre d'Oppenheimer avait tout d'une malédiction antique. Ou d'une réaction en chaîne sûre d'atteindre la criticité.

*Toutes les citations sont extraites de Robert Oppenheimer. Triomphe et tragédie d'un génie, Kai Bird et Martin J. Sherwin, Le Cherche Midi, 912 pages, 28 €.

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