Interview

Nicolas Boukhrief, réalisateur de « Comme un fils » : « Les Roms sont les damnés de la Terre »

INTERVIEW. Pour son 10e film, en salle ce 6 mars, Nicolas Boukhrief filme Vincent Lindon en prof déterminé à aider un jeune Roumain. Rencontre avec un réalisateur lucide sur le cinéma et la société.

Propos recueillis par Frédéric-Albert Lévy

Vincent Lindon en professeur persuadé de pouvoir éduquer un jeune sans-papiers roumain (Stefan Virgil Stoica) dans le film Comme un fils, de Nicolas Boukhrief.
Vincent Lindon en professeur persuadé de pouvoir éduquer un jeune sans-papiers roumain (Stefan Virgil Stoica) dans le film Comme un fils, de Nicolas Boukhrief. © Le Pacte

Temps de lecture : 12 min

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« Voir derrière chaque calamité une chance », disait Churchill. Comme un fils*, le nouveau film de Nicolas Boukhrief (Le Convoyeur, Made in France, Trois jours et une vie…), en salle ce mercredi 6 mars, nous offre une double illustration de ce principe. La première calamité consiste, pour Viktor (Stefan Virgil Stoica), un jeune Rom, à s'endormir dans la maison qu'il est venu cambrioler. La seconde est, pour Jacques Romand (Vincent Lindon), professeur d'histoire injustement suspendu, de découvrir en rentrant chez lui ce garçon endormi sur son lit.

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Ni l'un ni l'autre ne le savent encore, mais cette « rencontre » inopinée est ce qui va sans doute permettre à chacun de sortir de l'impasse dans laquelle il se trouve. Romand va regagner la foi en son métier en apprenant à Viktor à lire et à écrire ; Viktor va trouver en Romand le libérateur qui va lui permettre d'échapper à l'emprise de son oncle – enfin, de l'homme qui se dit son oncle et le force à voler, allant jusqu'à le tabasser quand le butin n'est pas assez important.

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Évidemment, il faut du temps pour que cette opération « gagnant-gagnant » se mette en place, et c'est ce cheminement que nous invite à suivre Comme un fils. Film d'action ? Non, bien sûr, si action signifie cascades et poursuites en voiture. C'est bien plus, bien mieux : une histoire qui distille, tranquillement mais sûrement, un suspense de tous les instants, d'autant plus prenant que, à travers ce qu'il définit comme un mélodrame, Nicolas Boukhrief aborde deux sujets qui se trouvent être au cœur de l'actualité : l'enseignement et l'immigration. Bref, Comme un fils aurait pu s'appeler Made in France si ce titre n'avait pas déjà été pris…

Le Point Pop :Comme un fils est votre dixième film. Quelle place occupe-t-il par rapport aux neuf qui l'ont précédé ?

Nicolas Boukhrief : Ce n'est pas vraiment une question que je me pose. Je n'ai pas de plan de carrière. Et je ne me demande jamais : « Quel est le sujet que je pourrais traiter et qui pourrait cartonner demain ? » Certains ont pu me dire : « Ce qui est bien avec vous, c'est que ça change tout le temps », mais en France, le fait de passer d'un genre à l'autre n'est pas loin d'être un handicap. Si, après Le Convoyeur, je n'avais fait que des polars, on aurait trouvé cela rassurant.

Mais je sais – et là je parle en tant que cinéphile – que si l'on se cantonne dans un genre où on s'est fait remarquer, autrement dit où on a fait gagner de l'argent, certes pendant un moment on se perfectionne, mais arrive un jour où on meurt dans ce genre. C'est ce qui s'est produit pour Dario Argento, pour John Carpenter… Ceux qui restent dans leur genre finissent par exceller dans leur genre, mais en même temps, oui, ils en meurent. Pour moi, il y a des sujets qui se présentent au moment où ils se font comme ils peuvent se faire. Autrement dit, il y a des films qui se font… et des films qui ne se font pas.

Après Made in France qui, il y a huit ans, traitait du terrorisme, aujourd'hui Comme un fils, qui parle à la fois de l'immigration et de l'enseignement, semble indiquer qu'il y a chez vous un sixième sens qui vous permet de deviner ou devancer l'actualité.

On va me dire que, avec son enseignant mis en quelque sorte sur la touche, mon film fait directement écho à la crise de vocation que l'on constate aujourd'hui dans l'enseignement – on manque de professeurs et jamais le taux de démissions chez les enseignants n'avait atteint le niveau de l'année dernière. Mais il y a deux ans, quand j'ai proposé mon sujet à des financiers, j'ai eu droit en gros à la réponse suivante : « Oui, c'est intéressant. Oui, c'est une belle histoire. Mais votre héros est un hétérosexuel blanc de plus de 50 ans et ce n'est pas ce que nous cherchons en ce moment. »

C'est grâce à une rencontre avec Vincent Lindon, qui s'est tout de suite passionné pour cette « belle histoire », que le film a pu trouver un financement, assez modeste au demeurant. Mais il vaut mieux tourner des films à petit budget que rêver de films à gros budget qui ne se font pas. Le jeu, soit dit en passant, est un peu biaisé en France, car la France est, sauf erreur, le seul pays où le succès se mesure en entrées sans que l'on tienne compte du ratio budget/recettes. On accorde une valeur magique au chiffre d'un million d'entrées, sans se préoccuper de savoir si ce film n'aurait pas dû en faire deux de plus pour rentrer dans ses fonds.

Devancer l'actualité ? Bien sûr, quand on est metteur en scène, on fait des films. Mais entre deux films, on écrit le film suivant. Et pour écrire ce film suivant, on s'efforce d'être « poreux », en ayant une vie normale et en restant en phase avec la société – à moins qu'on ne préfère se couper du monde en s'isolant dans une maison de campagne. Choisir un sujet qui touche à ce qui fait la société, ça ne veut pas pour autant dire faire un film qui marchera, mais on sait au moins qu'on fera un film qui aura du sens. On saura en se levant le matin pourquoi on fait le film qu'on fait.

L’origine première de “Comme un fils” est la vision d’un sketch d’un racisme inimaginable sur les Roms par le Comte de Bouderbala, humoriste français d’origine algérienne.

Comment cette porosité vous a-t-elle conduit à imaginer – ce n'est certainement pas le verbe qui convient – le sujet de Comme un fils  ?

Quand j'avais commencé à enquêter pour Made in France, il y avait déjà eu les attentats perpétrés par Mohammed Merah en 2012, mais globalement, la société était restée presque indifférente face à cet événement. Il y avait eu une tendance à le minimiser, à le considérer comme un fait divers exceptionnel. Mohammed Merah ? Un fou, un psychopathe… Quand je disais que c'était le premier d'une grande série, je me faisais traiter de parano dans les milieux du cinéma. Mais je savais, moi, par les discussions que j'avais avec des policiers ou avec des éducateurs sociaux, que les choses n'allaient pas en rester là. Chaque fois que l'on enquête sur un sujet, on se rend compte que le secteur concerné ne se fait, lui, aucune illusion.

Si Comme un fils commence avec un enseignant suspendu de ses fonctions – ou qui renonce lui-même, au moins pour un temps, à exercer son métier – à la suite d'une bagarre entre élèves survenue lors d'un cours où il faisait référence à la Shoah, c'est parce que j'ai trouvé que la situation devenait très inquiétante quand des professeurs d'histoire se sont mis à expliquer que l'évocation de certains faits du passé suscitait des polémiques gigantesques dans leurs classes et qu'ils se censuraient et préféraient passer à autre chose – encouragés en cela par une administration dont le mot d'ordre récurrent est « pas de vagues ».

J'ai choisi la Shoah parce que c'était le « déclencheur » le plus symbolique – je n'ai pas entendu dire que le vase de Soissons ou Jeanne d'Arc provoquaient des réactions analogues. Mais, chose étonnante, quand j'ai proposé mon scénario il y a deux ans, là encore, je n'ai rencontré qu'indifférence. Évidemment, les attentats terroristes du 7 octobre 2023 et les violents événements qui s'en sont suivis à Gaza, qui ne contribuent pas à calmer les esprits, font que les attitudes ont changé.

À LIRE AUSSI Persécution des Tsiganes : à Saliers, le difficile travail de mémoireMais cela ne nous dit pas pourquoi l'autre protagoniste du film est un jeune Rom…

L'autre raison qui m'a fait choisir la Shoah, c'est que c'était pour moi l'occasion de rappeler que les Roms, les Gitans et les Tziganes ont été, après les Juifs, la seconde population exterminée par Hitler et ses troupes, ce qui n'a pas marqué l'Histoire et continue de laisser les gens indifférents quand je le leur rappelle. Pour tout vous dire, l'origine première de Comme un fils est la vision d'un sketch sur les Roms du Comte de Bouderbala, humoriste français d'origine algérienne. C'est un sketch d'un racisme inimaginable, l'équivalent d'un sketch débité par un nazi sur les juifs d'un shtetl. Salle morte de rire. Et quand un malheureux internaute ose écrire qu'il trouve ce sketch raciste, il se fait défoncer : « Tu comprends rien, on peut rire de tout… » Quelque temps plus tard, je vois Jamel sur scène : là encore, vanne sur les Roms. Jamel imitant un pauvre mendiant rom, qui l'eût cru ?

Bref, ces types qui passent leur temps à faire des sketchs sur le racisme français me feraient presque me demander si devenir définitivement français, ce n'est pas devenir un peu raciste. C'est alors que je me suis dit que je ferais un jour un film sur un petit Rom et qu'il serait intéressant de mettre en face de lui un professeur. Les Roms sont aujourd'hui les damnés de la Terre.

Votre caméra bouge, virevolte beaucoup plus que dans vos films précédents. Pour faire sentir à quel point notre société est en équilibre instable ?

Pour la première fois, j'ai travaillé avec deux caméras. J'ai dû briser toutes mes habitudes pour une raison simple : Vincent Lindon est un monstre sacré, un acteur qu'on prend « en soi », comme Raimu, Gabin, Ventura. C'est d'abord une énergie. Inutile de lui dire : « Ce matin, on commence par un plan large et on passe ensuite sur ton visage… » Ça l'angoisse, ça l'étouffe, ça l'empêche d'exprimer sa nature. Je me suis dit : « Un Raimu ou un Harry Baur n'auraient jamais pu jouer chez Hitchcock. » Je ne pouvais pas imposer une syntaxe précise. Il fallait laisser Lindon « en liberté ». Et j'avais aussi un gamin de 14 ans qui ne parlait pas un mot de français et n'avait jamais vu une caméra. Avec deux caméras, pas besoin de lui expliquer qu'il devait reproduire exactement le même geste en franchissant une porte pour être raccord.

L’idée que le cinéma est mort ou que le cinéma était meilleur avant est aussi vieille que la cinéphilie.

Comment avez-vous trouvé Stefan Virgil Stoica, qui interprète Viktor ?

Mon intention initiale était d'aller chercher « mon » jeune Rom dans les camps de Roms, en France, d'autant que le mélange de non-professionnels et de professionnels peut produire des choses intéressantes : l'inexpérience des premiers amène les seconds à se débarrasser de certains tics de jeu, et l'expérience des seconds fournit un cadre aux premiers. De fait, j'ai rencontré dans ces camps des gamins exceptionnels, puissants, débordants d'énergie. Mais peu à peu, un malaise m'est venu. Je me suis dit : « On va prendre un gamin, on va le sortir de son bidonville – car ces camps sont des ghettos –, on va faire de lui un acteur du moment, le mettre en lumière, le choyer (puisqu'on est toujours aux petits soins avec les jeunes acteurs), l'exhiber dans un festival ou une avant-première, pour finalement le renvoyer définitivement dans son bidonville ? » Il y avait là quelque chose d'immoral.

J'ai donc décidé d'aller chercher mon Viktor en Roumanie, et j'ai vu une trentaine de garçons qui voulaient vraiment être acteur et pour qui, en tout état de cause, faire ce film constituerait une vraie chance. Stefan s'est imposé dès les premiers essais. Mais il ne parlait pas français… « Je peux apprendre à parler français en trois mois », m'a-t-il assuré, et, de fait, il est très doué. Seulement, je me suis dit qu'on n'allait plus penser qu'à ça et qu'il aurait sans doute un accent qui nous ferait tomber à nouveau dans le genre de clichés que je voulais éviter. En revanche, il parlait anglais, comme la plupart des jeunes Roumains – films en VO, YouTube, jeux vidéo sont leur nourriture quotidienne. Vincent Lindon aussi. Comme un fils est donc un film français où l'on se met tout à coup à parler anglais.

Vincent Lindon, Karole Rocher et Nicolas Boukhrief sur le tapis rouge lors de la projection de <em>Comme un fils</em> au festival du film de Rome, le 25 octobre 2023.
 ©  D Avanzo/Provvisionato/IP/SIPA / SIPA / D Avanzo/Provvisionato/IP/SIPA
Vincent Lindon, Karole Rocher et Nicolas Boukhrief sur le tapis rouge lors de la projection de Comme un fils au festival du film de Rome, le 25 octobre 2023. © D Avanzo/Provvisionato/IP/SIPA / SIPA / D Avanzo/Provvisionato/IP/SIPA

Vous avez dit que vous étiez cinéphile. Vous venez de citer Hitchcock et Raimu. Y a-t-il encore une place pour la cinéphilie aujourd'hui ?

L'idée que le cinéma est mort ou que le cinéma était meilleur avant est aussi vieille que la cinéphilie, et je n'ai jamais accordé beaucoup de crédit à ces jugements définitifs. Il est certain que la plupart des cinéastes qui ont commencé leur carrière dans les années 1970, comme ceux de ce qu'on a appelé « le Nouvel Hollywood », vont bientôt terminer leur carrière, même si leurs derniers films témoignent encore d'une grande vitalité. En ce sens, oui, nous vivons la fin d'une ère. Mais nous avons vu naître d'autres grands cinéastes dans les années suivantes, comme James Cameron, les frères Coen, Christopher Nolan, David Fincher, Robert Eggers.

Hollywood ne me semble pas être actuellement en très grande forme : on y recycle beaucoup de formules et peu de films passionnants sortent des studios. Les derniers films qui m'aient impressionné sont le plus souvent l'œuvre de metteurs en scène renommés depuis des décennies – Spielberg, Cameron ou Nolan. Cependant, le triomphe inattendu de Barbie et d'Oppenheimer et les résultats très décevants des derniers films de super-héros ou d'épisodes de franchises usées jusqu'à la corde telles que Fast and Furious semblent annoncer un renouveau.

De toute façon, tout le cinéma ne se résume pas à Hollywood. Il ne faut pas oublier le cinéma américain indépendant, la puissance du cinéma coréen, la vitalité du cinéma espagnol, la diversité du cinéma français, l'apparition de nombreuses réalisatrices porteuses de thématiques et de visions nouvelles… La modernité peut se trouver aussi chez des cinéastes « anciens » tels que Skolimowski. Son récent Eo, dont le personnage principal est un âne, est l'un des plus beaux films que j'ai vus de ma vie. Donc, oui, il reste une place pour la cinéphilie, même si beaucoup voudraient faire des films de simples produits.

Le cinéma peut-il encore choquer aujourd'hui ?

Aujourd'hui plus que jamais, puisque nous traversons une période de puritanisme intense, à cause des excès du wokisme qui, comme toute idéologie, porte en lui, dans ses meilleurs aspects, un certain progrès et un certain renouvellement esthétique, mais qui, dans son désir de s'imposer, se traduit aussi par une volonté de censure ou de totalitarisme. Il est donc tout aussi facile pour un metteur en scène de choquer aujourd'hui que cela l'était dans les années 1960. À condition, bien sûr, qu'il trouve un producteur, car les financiers sont plus inféodés à l'idéologie ambiante qu'ils ne l'ont jamais été. Mais, une fois séparé le bon grain de l'ivraie, cette période ne devrait pas trop durer. En tout cas, espérons-le.

Prêtez-vous attention, en tant que cinéaste, aux débats actuels sur l'intelligence artificielle ?

Bien sûr, mais, pour l'instant, je m'informe le plus possible sur le sujet pour me forger un avis un tant soit peu fondé. Cela dit, bien des films et des séries qui nous sont proposés sont déjà tellement formatés que je ne vois pas comment l'IA pourrait contribuer à les rendre pires. La vraie question est de savoir quelle place sera laissée, au sein de la production et du public, aux films qui proposeront une vraie création – dans laquelle l'IA pourrait, pourquoi pas, intervenir comme outil de travail.

Avez-vous été impressionné par des films proposés par les plateformes ?

Je refuse de m'abonner aux plateformes. Je n'aime pas la privation de culture que cela implique. Une salle de cinéma reste un espace ouvert à tous, dans lequel je peux me rendre pour voir le film de mon choix. Je n'arrive pas à imaginer un monde où je ne pourrais pas acheter un livre dans une librairie et où l'on m'imposerait de prendre une carte d'abonnement chez un éditeur pour ne lire que ses publications. Je ne vois pas pourquoi je devrais accepter cette idée pour le cinéma. Cela dit, l'honnêteté m'oblige à avouer que, la curiosité l'emportant, je me suis arrangé pour voir – et admirer – certains films produits par les plateformes, comme Power of the Dog de Jane Campion ou The Killer de David Fincher.

* Comme un fils, de Nicolas Boukhrief (1 h 42). Avec Vincent Lindon, Stefan Virgil Stoica, Karole Rocher. En salle le 6 mars.

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Commentaire (1)

  • dojom

    Les roms ont aussi des devoirs envers les autres, la propriété privée n’existe pas pour eux !