« Les Soprano » : quand David Chase réinventa la saga mafieuse

UN JOUR UNE SÉRIE. Lancée en 1999 sur HBO, cette épopée d'un parrain du New Jersey révolutionna la télé et imposa un gangster d'un genre nouveau : Tony Soprano *.

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« Les Soprano ». De gauche à droite :  les mafiosi Christopher Moltisanti (Michael Imperioli), le boss Anthony Soprano (James Gandolfini), Paulie Gualtieri (Tony Sirico) et Silvio Dante (Steven Van Zandt)
« Les Soprano ». De gauche à droite :  les mafiosi Christopher Moltisanti (Michael Imperioli), le boss Anthony Soprano (James Gandolfini), Paulie Gualtieri (Tony Sirico) et Silvio Dante (Steven Van Zandt) © HBO

Temps de lecture : 10 min

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Comment résumer en quelques lignes la reine des séries ? Par quelle face attaquer ce sommet cathodique après lequel plus rien ne fut pareil ? Où commencer ? Par son fascinant personnage principal, Tony Soprano, incarnation absolue du mafieux de fiction à égalité avec le Michael Corleone du Parrain ? Par James Gandolfini, son interprète, obscur second couteau transcendé à jamais par ce rôle qui fut aussi sa malédiction jusqu'à sa mort (par infarctus en 2013) ? Par le vertigineux travail d'écriture de David Chase, créateur de cette saga de 86 épisodes qui, en 6 saisons diffusées sur HBO de 1999 à 2007, pulvérisa toutes les conventions du médium ? Par les nombreuses et inoubliables scènes chocs balayant brutalement, par leur violence graphique ou émotionnelle, le faux rythme apparent d'une narration indolente et souvent déroutante ?

Avant The Wire, Six Feet Under, Deadwood et tant d'autres séries qui imposèrent la griffe de la célèbre chaîne câblée, Les Soprano bouleversa le récit télévisuel en osant placer en son centre un vrai "bad guy". Toute l'industrie du petit écran allait suivre avec des héros toujours borderline, du Jack Bauer de 24h chrono au Walter White de Breaking Bad en passant par le Vic Mackey de The Shield, un certain Dr House et beaucoup d'autres stars tourmentées de cette ère des "difficult men". Creusant de façon plus spectaculaire encore le sillon entamé par la série carcérale Oz sur la même chaîne, Les Soprano repoussa également vers de nouvelles frontières la sophistication de la mise en scène et du récit. Son ADN : des épisodes se terminant davantage sur une note absurde ou anodine plutôt que sur des rebondissements spectaculaires, un ton insaisissable virant, sans crier gare, de l'émotion déchirante à l'humour noir hilarant… Et un anti-héros central fondamentalement détestable, meurtrier, beauf, raciste, homophobe, adultère, mais aussi en phase dépressive aiguë lorsque débute la série. Et qui, saison après saison, ne cessera de nous surprendre par son aptitude à l'évolution et son oscillation permanente entre la saloperie humaine et la grandeur - tout en ne reniant jamais son "métier". Salement malmenée, la zone de confort moral !

Pour avoir re-visionné en intégralité cette œuvre charnière, diffusée pour la première fois en France dès septembre 1999 sur feu Canal Jimmy, l'auteur de ces lignes reste sidéré par l'ambition à 360° de ce feuilleton-ouragan qui, certes, s'inscrivait aussi dans la continuité d'une décennie de glorieuses séries novatrices (Urgences, Homicide, NYPD Blue entre autres). Son canevas repose sur une variation amusante sur la thématique mafieuse : parrain de la mafia italo-américaine du New Jersey, le quadragénaire et père de famille Anthony Soprano consulte une psychiatre à la suite de plusieurs crises d'angoisse qui menacent son statut de leader. Chaque épisode se structure alors autour de trois grands champs d'intrigue : les séances de Tony chez le Dr Jennifer Melfi (Lorraine Bracco), les trames liées aux activités illicites de Soprano (et qui impliquent régulièrement meurtres, complots, intimidations, trahisons…) et enfin, les orageuses relations du héros avec sa famille nucléaire – son épouse Carmela et leurs enfants, Meadow et Anthony Jr.

Les soprano
 ©  HBO Classics
Les soprano © HBO Classics

Mais à partir de ce pitch, David Chase et son équipe d'auteurs surdoués (parmi lesquels Matthew Weiner, futur créateur de Mad Men) vont beaucoup, beaucoup plus loin et racontent presque toute l'Amérique du XXIe siècle naissant. La notion de bien et de mal, l'héritage italo-américain, les névroses du mâle américain et de la génération X, la pop culture, les tensions communautaires, la psychanalyse, la religion, les relations filiales et fraternelles, le 11 septembre… Vertigineux ! Comme le rappellent Frédéric Foubert et Florent Loulendo dans leur ouvrage Les Soprano, une Amérique désenchantée (2017, Puf), le postulat d'un mafieux dépressif et obligé d'entamer une psychanalyse donna également lieu, en 1999, au film Mafia Blues (Analyze This, en VO), sorti aux États-Unis deux mois après le lancement des Soprano sur HBO. Mais là où la sympathique comédie avec Robert De Niro (choix ô combien symbolique) ne s'aventura guère au-delà de son concept et semble bien oubliée aujourd'hui, la série entreprit de saisir le pouls d'une société, d'une culture, voire d'une civilisation occidentale étouffant sous l'obsession du paraître et de l'avoir.

Le plus fou, c'est que toutes ces injections intellectuelles n'empêchent pas David Chase de nous livrer aussi une série de genre ultra-immersive et les codes qui vont avec : fusillades, rixes violentes, règlements de comptes, intrigue policière – le FBI tente régulièrement de retourner certains proches de Tony contre lui (et y parvient). Les scènes d'action sont rares, courtes, souvent inattendues et aussi électrisantes que celles des films de Martin Scorsese auxquels Les Soprano ne cesse de cligner de l'œil, dans ses répliques comme dans son choix de casting (un exemple parmi tant d'autres : Lorraine Bracco, inoubliable épouse de mafioso dans Les Affranchis, joue ici le rôle du Dr Melfi). Ces figures imposées, de même que les innombrables scènes d'agapes familiales ou entre gros bonnets, ne donnent cependant jamais le sentiment d'être lourdement redondantes ou déjà vues mille fois. Elles s'intègrent harmonieusement dans un dispositif qui assume totalement son dialogue permanent avec les aînés Scorsese et Coppola, tout en raillant tendrement sa parenté – au travers notamment des imitations savoureuses par Silvio Dante (le consigliere de Tony) d'Al Pacino dans Le Parrain 3. Dans une scène très émouvante du dernier épisode de la série, alors qu'une ultime guerre de gangs fait rage, le même Silvio et Tony miment pour s'amuser un combat de boxe au ralenti, tandis que le spectateur entend la musique poignante du Raging Bull de Scorsese.

La théorie du chaos

Avis quand même aux impatients : Les Soprano est un plaisir qui se mérite et joue souvent avec nos nerfs, refusant régulièrement la facilité. On ne compte plus scènes de dialogues a priori futiles entre Tony et ses lieutenant, attablés devant la charcuterie fine (Satriale's) qui leur sert de QG. Ni les discussions en apparence sans intérêt entre les caïds dans le bureau du Bada Bing, le strip bar aux plantureuses danseuses en string que gère Silvio. Ou bien encore ces passes d'armes passives-agressives dans la cuisine entre Tony et son épouse mille fois cocue Carmela (sublime Edie Falco), souvent affairée à classer des papiers ou préparer le repas tandis que son mari se goinfre dans le frigo. Comme dans un Tarantino, ces dialogues très fournis – qui provoquaient souvent la colère de Gandolfini entre deux claps – ne laissent rien au hasard. Les protagonistes semblent, certes, ne parler de rien et ne rien faire de bien excitant et, avouons-le, certains épisodes chatouillent les limites de notre patience. Mais en bon adepte de la théorie du chaos, David Chase sème toujours, au détour d'une phrase, d'un regard ou d'un geste, une trace de rancœur, de jalousie, d'agacement qui, plus tard, déclenchera la tempête. Et quand celle-ci se déchaîne, la récompense est grande.

La psychiatre Jennifer Melfi (Lorraine Bracco) face à son patient le plus dangereux, le parrain de la mafia du New Jersey, Anthony Soprano. Une des relations les plus passionnantes de la série et l'un de ses axes principaux.
 ©  HBO classics
La psychiatre Jennifer Melfi (Lorraine Bracco) face à son patient le plus dangereux, le parrain de la mafia du New Jersey, Anthony Soprano. Une des relations les plus passionnantes de la série et l'un de ses axes principaux. © HBO classics

Les Soprano déconcerte ainsi régulièrement par sa neutralité de façade, renforcée par l'absence totale de musique additionnelle propre à la série. Hormis l'inoubliable chanson de générique (« Woke Up This Morning », par le groupe britannique Alabama 3), chaque épisode ne contient que des standards (rock, rap, opéra, pop, folk... la B.O regorge de perles de tous genres) exploités de façon diégétique ou pour clore l'histoire. La sous-dramatisation produite par cette absence de musique artificielle renforce l'authenticité de ces tranches de vie, dont nous sommes les témoins, y compris de leur indigence de façade. Mais en bonne reine de la contradiction, Les Soprano n'en assume pas moins sa dimension opératique (on entendra à plusieurs reprises un aria cher à Carmela) et son statut de tragédie familiale. Portées par la relation autodestructrice de Tony Soprano à sa mère Livia, "gouffre sans fond " de noirceur dixit son fils aîné, les deux premières saisons des Soprano sont un quasi-sans-faute et, à elles seules, lui valent sa couronne indiscutable de meilleure série de tous les temps.

Célébrée par Norman Mailer

Les quatre crus suivants, tous de treize épisodes chacun, sont plus irréguliers mais regorgent d'embardées dramaturgiques qui laissent le spectateur estomaqué, révolté, en état de choc ou en pleine jubilation par ce niveau d'écriture stratosphérique. Une excellence célébrée par Norman Mailer lui-même, pourtant réfractaire aux séries mais qui cita, à égalité avec Twin Peaks, Les Soprano comme son feuilleton préféré, qualifié de "remarquable". Alors... Comment résumer Les Soprano en un seul article ? C'est impossible. Autant essayer d'intimider un mafieux avec un pistolet à eau. On ne saura donc trop vous conseiller le passionnant et complet décryptage qu'en font les auteurs de l'ouvrage Les Soprano, une Amérique désenchantée, cité plus haut.

Et l'on se contentera quand même d'égrener, pour notre propre plaisir égoïste, ces morceaux de bravoure qui ne quittent plus nos mémoires : la tentative d'assassinat sur un Tony abruti par ses cachets, commanditée par… chut on ne spoile pas ! (saison 1) ; l'opération nettoyage de Tony chez sa sœur Janice après que cette dernière a abattu son mari violent, le capo Richie Aprile (saison 2) ; le viol insoutenable du Dr Melfi par un inconnu et le terrassant dernier plan du même épisode où, face à son patient Tony Soprano, elle choisit de ne rien lui confier du drame (saison 3) ; Christopher Moltisanti et Paulie Gualtieri, les deux lieutenants du cercle proche de Tony, égarés dans les bois en traquant une cible qu'ils ne retrouveront jamais avant d'être eux-même rattrapés par le froid, la trouille et le ridicule dans cette neige immaculée qui les émascule (mythique épisode "Pine Barrens", réalisé par Steve Buscemi en saison 3 !) ; la bagarre à mort entre Tony et le mafieux pervers Ralph Cifaretto, conclusion d'une haine mutuelle rampante de longue date (saison 4) ; ou encore, à l'issue de la même saison, la déchirante explosion de colère et de détresse de Carmela contre son mari volage. Il y a aussi le sort tragique de la belle Adriana, la petite amie de Christopher, rattrapée par un secret qu'elle ne peut plus cacher (saison 5). La romance impossible entre le porte-flingue italien Furio et Carmela. L'humanité bouleversante d'Artie Bucco, le cuistot ami d'enfance de Tony. Le triste destin du boss Vito Spatafore qui… STOP !

Trop d'exemples à citer, quelle frustration ! Ha si, juste un dernier pour la route : comment ne pas mentionner l'image finale de l'ultime épisode ? Une pirouette fabuleuse avec laquelle, une fois encore, David Chase prend un malin plaisir à tromper toutes les attentes - et suscita pas mal de hauts cris, y compris chez ses plus grands fans. Point de bain de sang, ni de fin tragique... Juste un dîner en famille pour Tony, au restaurant, avec Carmela et les enfants arrivant un par un. Un rendez-vous final complètement anodin, une fois encore, mais cerné par le doute et la paranoïa, au son de l'émouvant hymne de rock FM « Don't Stop Believin » de Journey - choisi au juke box par notre parrain angoissé. Un dernier regard de Tony puis… Les émotions et les questions se bousculent, nous laissant pantois face à l'impossible interprétation d'une fin couperet aux reflets oniriques et qui nous hante toujours, comme un écho rémanent. David Chase refuse toujours catégoriquement de donner la moindre clé d'interprétation et il a bien raison. Ce mystère élèvera définitivement Les Soprano vers un ailleurs confinant au métaphysique. Il paraît que HBO crut dans un premier temps à un soap lorsque David Chase lui pitcha cette phénoménale série. C'est d'ailleurs bien ce qu'elle obtint. Mais un soap pareil à nul autre, convoquant aussi bien Tennessee Williams que Pirandello, Camus, Balzac, Scorsese, Coppola, Freud, Gary Cooper, le rock'n'roll, le séries télé… Un soap où le visage humain des scélérats ne dure parfois que le temps d'un battement de cils et parvient quand même à nous bouleverser. Une œuvre totale et fière, qui mérite chacun de ses 18 Emmy Awards. Grandiose.

* Disponible en replay sur OCS.

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Commentaire (1)

  • Clement75007

    Pas un mot pour l’oncle de Tony?! WTF! Quelle ingratitude comme il le chanta à faire pleurer tous les fans de la série et même toute la tablée d’invités... Cuore Ingrate... D’uncle Junior
    Quelle Gueule, quel regard, quelle intelligence du vieux qui tire toutes les ficelles et reçoit son neveu avec le cynisme mafieux, la bienveillance familiale, le double-jeu...
    et puis cette voix rugueuse, profonde, grave teintée de notes perchées au gré des émotions,
    on retrouve sur youtube quelques beaux passages Dominic Chianese.
    Merci de réparer cette injustice...
    catari Catariiiiii, Cuoreeeeeeeee Ingraaaaaaateeeeeeeee