« Bob Marley : One Love » : faut-il arrêter les biopics ?

Les adaptations à l’écran de la vie des figures historiques sont-elles jugées à tort trop sages et académiques ? Décryptage d’un genre casse-gueule, mais plus fin qu’il n’y paraît.

Par Lucas Fillon

Bob Marley : One love, de Reinaldo Marcus Green. Sortie le 14 février.
Bob Marley : One love, de Reinaldo Marcus Green. Sortie le 14 février. © Paramount Pictures - Jonathan Fi / Paramount Pictures

Temps de lecture : 9 min

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« Jamming », « Is This Love », « No Woman, No Cry », « Get Up, Stand Up »… À partir de ce 14 février, les tubes mythiques de Bob Marley et de son groupe The Wailers résonneront dans 592 multiplexes tricolores. En effet, Bob Marley : One Love, long-métrage de Reinaldo Marcus Green, biopic sur l'inoubliable messie du reggae, accoste sur nos écrans avec une ambition, annoncée sur l'affiche : raconter l'« icône », le « rebelle », la « légende » que fut l'artiste, décédé en 1981 à l'âge de 36 ans. Qu'on juge ou non la mission accomplie, ce film souffle à son tour sur les braises d'un genre qui refuse obstinément de s'éteindre au cinéma et ailleurs : le biopic (contraction de l'expression biographical picture). Particulièrement florissante depuis les années 2000, la profusion sur nos écrans de récits inspirés de la vie de célébrités a de quoi donner le vertige en 2024.

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Sont prévus, entre autres, sur le calendrier : Madame de Sévigné (le 28 février), Bolero (sur Maurice Ravel, le 6 mars), Ferrari (le 8 mars, sur Prime Video), La Nouvelle Femme (sur Maria Montessori, le 13 mars), Back to Black (sur Amy Winehouse, le 24 avril), Monsieur Aznavour (le 23 octobre)… Sans compter les projets non encore datés, dédiés à Maria Callas, Maria Schneider, Sarah Bernhardt, Charles de Gaulle (un nouveau film est dans les tuyaux, quatre ans après celui de Gabriel Le Bomin avec Lambert Wilson), ou encore Joséphine Baker.

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Michael Jackson aura droit, lui aussi, à son biopic au cinéma, annoncé pour le 16 avril 2025 (Michael), tandis que, du côté des téléfilms et des miniséries, le genre se porte bien, merci pour lui : après Dahmer (Netflix, 2022), Bardot (France Télévisions, 2023), Tapie (Netflix, 2023), Cristóbal Balenciaga (Disney+, 2024), on peut découvrir à partir de ce 14 février, sur AppleTV +, The New Look, sur Christian Dior. Bientôt, seront également au menu, sur Disney+, Kaiser Karl, inspiré de la vie de Karl Lagerfeld, et chez Arte, nous guetterons la réussite (ou l'échec) de Rematch, sur le mythique champion Garry Kasparov.

Souvent plébiscité par le public, le biopic suscite pourtant des critiques récurrentes et semble cristalliser bien des passions. Logique. Adaptation de la vie et/ou l'œuvre d'un ou plusieurs individus, généralement célèbre(s), disparus ou encore vivants, ce genre de fiction fait rarement l'unanimité chez les spécialistes. Parmi les reproches les plus réguliers : une vérité historique trop ou pas assez respectée ; un aspect académique type « biographie Wikipédia » ; une erreur de casting totale pour l'acteur principal… La liste est longue. Au fond, la question qui taraude les réalisateurs et scénaristes tentés de se frotter à cet exercice est la suivante : la liberté artistique est-elle soluble dans le biopic ? Réponse : tout est affaire d'équilibre et de… subjectivité.

Un biopic est une fiction, pas un documentaireRaphaëlle Moine, professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle

Raphaëlle Moine connaît bien le genre. Professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l'université Sorbonne Nouvelle, elle lui a consacré un ouvrage, Vies héroïques – Biopics masculins, biopics féminins (Éditions Vrin, 2017) et entend bien régler tout malentendu : « Un biopic, c'est une fiction, pas un documentaire ! Il raconte la vie, ou un fragment de la vie, d'une personne. Et il y a une multitude de manières de le faire. Par ailleurs, un biopic, ça doit être une bonne histoire. Or, dans une existence, tout n'est pas palpitant ! Donc, ce qui est proposé, c'est une lecture subjective, par un artiste, d'une personnalité. Et je pense que le spectateur en a parfaitement conscience. »

La notion de « lecture » est capitale. Car, à partir du moment où l'on s'empare d'une figure publique, les avis peuvent diverger. Auteur et journaliste, Manuel Rabasse a signé le livre Queen, The Show Must Go On (GM Éditions, 2021). Il revient sur la genèse de Bohemian Rhapsody (2018), le biopic consacré au groupe, réalisé par Bryan Singer et qui illustre cette question des points de vue conflictuels : « Pour incarner Freddie Mercury [le chanteur du groupe, mort en 1991, à 45 ans, NDLR], Sacha Baron Cohen avait été pressenti. La légende veut qu'il ait décliné l'offre lorsqu'il a lu le script, estimant que le côté sombre de Freddie Mercury n'était pas assez exploré. Or, c'est précisément cette vision dont Brian May et Roger Taylor [deux des membres du groupe impliqués dans le projet, NDLR] ne voulaient pas. »

Rami Malek se voit alors confier le rôle et obtient, grâce à celui-ci, l'oscar du meilleur acteur en 2019. Bohemian Rhapsody fut un triomphe : près de 920 millions de dollars de recettes dans le monde (4,4 millions d'entrées en France). Des résultats dignes d'un blockbuster : au moins commercialement, Taylor et May ont eu raison.

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Des choix qui font débat pour NTM et Gustave Eiffel

Au-delà du choix de ce que l'on montre ou non d'une personnalité, l'argument qu'un biopic n'est pas un documentaire est repris par tous ceux qui se sont attaqués au genre. Audrey Estrougo a réalisé Suprêmes (2021), qui se concentre sur les débuts du groupe NTM, de leur formation, en 1989, jusqu'à leur premier Zénith à Paris, en 1992. Au générique, on lit que le film est « une fiction du réel librement inspirée des premières années du groupe Suprême NTM ». La cinéaste explique pourquoi cette mention a été apposée : « Pour l'écriture, j'ai rencontré tous ceux qui ont participé à la naissance de NTM. Les récits de chacun ont nourri le scénario, que j'ai construit avec Marcia Romano. Après, j'en ai fait autre chose : une fiction. On m'a souvent demandé ce qui était vrai ou non. J'ai toujours répondu : tout est réel, mais tout ne s'est pas forcément passé comme ça. »

Audrey Estrougo poursuit : « Par exemple, la séquence du plateau de télévision [dans une émission, JoeyStarr et Kool Shen alarment sur la situation des banlieues face à un ministre, NDLR] a bien eu lieu, mais après 1992, donc pas dans la temporalité de mon film. Néanmoins, pour servir mon propos, j'avais besoin de cette séquence. Avant de relater l'ascension musicale de NTM, avec Suprêmes, je remets en question l'abandon de la jeunesse des banlieues par les politiques. À ce titre, je crois qu'on accepte cette entorse à la réalité. » Prochainement, on verra un nouveau « biopic » signé Audrey Estrougo, mais en mode cathodique : la série Kaiser Karl, coréalisée avec Jérôme Salle.

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En 2021, un autre biopic a poussé plus loin les curseurs de la fiction : Eiffel, de Martin Bourboulon. Vanessa Van Zuylen, qui l'a produit, nous en détaille le parti pris (qui n'a pas plu à tout le monde) : « Eiffel n'est pas un biopic sur son créateur, mais sur la tour. Pour tout ce qui concerne la construction, nous avons été fidèles à ce qu'il s'est passé. En parallèle, il faut savoir qu'au départ, Gustave Eiffel, à qui on avait demandé de bâtir une œuvre pour l'Exposition universelle, avait refusé. Puis, il a subitement changé d'avis. Pour quelle raison ? On ne sait pas et c'est là que le film propose une interprétation. Gustave Eiffel avait vécu une grande histoire d'amour avec une femme qui a réellement existé, Adrienne Bourgès, et qu'il n'avait pu épouser. Le long-métrage avance qu'il a construit la tour pour elle [hypothèse soutenue par le fait que la tour Eiffel a une forme de A, première lettre du prénom Adrienne, NDLR]. Notre choix a suscité le débat à la sortie, et tant mieux ! C'est le but d'une fiction. Le spectateur était prévenu de cette interprétation [il est précisé au début, là encore, que l'histoire est “librement inspirée de faits réels”, NDLR]. Notre priorité, c'était de faire un film avec de l'émotion, et non un documentaire. »

Imiter ou ne pas imiter ? Telle est la question

Contrairement aux idées reçues, beaucoup de biopics s'émancipent donc de la stricte vérité historique. Toutefois, certains aspects, notamment dans l'interprétation, laissent à penser que le genre est enfermé dans le schéma du mimétisme. Un écueil que tiennent à éviter moult instigateurs de biographies filmées. Danièle et Christopher Thompson, créateurs, scénaristes et réalisateurs de la série Bardot pour France Télévisions en 2023, ont ainsi prié Julia de Nunez, embauchée dans le rôle-titre de cette fiction suivant l'icône de ses 15 à 26 ans, de ne surtout pas basculer dans l'imitation.

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« Quand on a rencontré Julia, on a d'abord été frappé par son talent et sa photogénie », nous explique Danièle Thompson « Et ensuite, on a vu chez elle la possibilité de créer, grâce à la coiffure, au maquillage, aux costumes, une ressemblance physique. Mais une fois qu'on avait réussi à trouver avec elle une “Brigitte Bardot crédible”, nous lui avons laissé, en tant qu'actrice, son espace de liberté. Nous ne l'avons pas invitée à visionner ou écouter les films et archives avec Brigitte Bardot. Nous ne voulions pas qu'elle imite son phrasé. »

« Ce qui était important, c'était, dès les premières minutes, de créer une illusion pour que le spectateur se dise “j'y crois et j'ai envie de suivre ce personnage”. On a appliqué cette règle pour tous les autres protagonistes de la série (Roger Vadim, Jean-Louis Trintignant… NDLR) », ajoute Christopher Thompson. In fine, tout est question de direction artistique. Pour certains, le mimétisme est indispensable, pour d'autres, non.

<em>Eiffel,</em> de Martin Bourboulon avec Romain Durys dans le rôle titre.
 ©  Pathé
Eiffel, de Martin Bourboulon avec Romain Durys dans le rôle titre. © Pathé

Bohemian Rhapsody vs Elvis

Alors, si les biopics sont plus libres qu'on ne l'imagine, pourquoi entend-on si souvent dire à leur sujet qu'ils recourent trop souvent à la même recette ? Qu'ils suivent docilement un cahier des charges leur conférant un aspect trop prévisible ? Raphaëlle Moine livre son analyse : « Depuis des années, la tonalité dominante des biopics, c'est le mélodrame – ce qui ne fut pas toujours le cas dans l'histoire de ce genre. Aujourd'hui, on nous présente les grandes réalisations d'un personnage, mais aussi ses failles, ses souffrances, etc. Cette tonalité donne l'impression que le biopic est un genre très codifié, mais il ne l'est pas plus qu'un autre. »

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Et si ces codes nous sautent aux yeux, c'est également parce que l'industrie nous fait voir actuellement beaucoup (vraiment beaucoup) de biopics. « Et puis, pour la plupart, ce sont des films mainstream. C'est une erreur de les évaluer à partir de critères qui sont ceux d'un cinéma d'auteur », affirme Raphaëlle Moine. Cette dernière souligne un point fondamental : d'un réalisateur à l'autre, le biopic peut prendre un tout autre aspect. On ne vient pas vivre la même expérience de cinéma en achetant sa place pour Bohemian Rhapsody signé Bryan Singer ou Elvis, dirigé par Baz Luhrmann.

L'un est plus académique, l'autre plus baroque, empreint du style singulier de son réalisateur qui, certes, eu sans doute davantage les mains libres que Bryan Singer, cornaqué de près par les ex-Queen sur Bohemian Rhapsody. La diversité des biopics est donc à l'image du pilote derrière la caméra et dans le cas de ces deux films aux choix radicalement opposés, le succès public fut au rendez-vous (au centuple pour l'épopée consacrée à Mercury). Preuve que le genre a définitivement encore de beaux jours devant lui.

Bob Marley : One Love, de Reinaldo Marcus Green (1 h 47). En salle le 14 février. Avec Kingsley Ben-Adir, Lashana Lynch, James Norton, Tosin Cole, Umi Myers, Anthony Welsh…

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