De « Baron noir » à « La Fièvre », Éric Benzekri, prophète en séries

Le créateur de Baron noir avait prédit l’élection de Macron. Dans sa nouvelle série, La Fièvre (Canal+), il raconte une France au bord de la guerre civile identitaire.

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 Éric Benzekri dans son bureau, à Paris, le 29 janvier. Lex-membre du parti socialiste a officiellement quitté la politique il y a dix-sept ans. Il en fait désormais à travers ses fictions.
Éric Benzekri dans son bureau, à Paris, le 29 janvier. Lex-membre du parti socialiste a officiellement quitté la politique il y a dix-sept ans. Il en fait désormais à travers ses fictions.
© Iannis G./REA

Temps de lecture : 7 min

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Le 2-pièces qui lui sert de bureau est un cinquième étage sans ascenseur donnant sur le ciel laiteux de la capitale. On y grimpe en songeant, hors d'haleine, combien cette tour de guet sied bien à son propriétaire. Depuis dix-sept ans qu'il s'est retiré du monde politique pour devenir scénariste, l'ex-compagnon de route de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon ne cesse, comme s'il voyait plus loin que les autres, de raconter la France avec un temps d'avance. Dans la série de Canal+ Baron noir, Éric Benzekri avait prédit l'explosion de la gauche sociale-démocrate, l'ascension d'un candidat centriste, l'émergence d'une figure antisystème à la Zemmour, et même la gifle reçue dans un bain de foule par Emmanuel Macron en 2021 : son personnage, la présidente de la République Amélie Dorendeu, avait reçu la même un an plus tôt dans la saison 3. Quant à sa nouvelle série, La Fièvre, elle fut écrite avant le drame bien réel du bal de Crépol mais raconte, présage fascinant, le même type d'emballement identitaire mortifère…

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« Je ne m'occupe pas de l'état de la France, vous savez. Je ne suis pas Jérôme Fourquet, mon boulot, ce sont les personnages », soupire l'oracle, comme surpris d'avoir eu raison. Il s'assied, se relève, passe d'une pièce à l'autre, saisit un livre, le repose, zébulon intranquille et un peu agacé des pouvoirs qu'on lui prête. À 50 ans, il a la silhouette gracile d'un adolescent et les traits tirés d'un jeune père – il a deux petites filles – au sommeil parfois chaotique.

« Je voulais raconter la fragilisation de nos démocraties »

Ce drôle de titre, La Fièvre, s'est imposé à lui alors qu'il relisait Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, le récit testament dont Zweig entama l'écriture en 1939. « Peu à peu, y note l'auteur autrichien en exil, il devint impossible d'échanger avec quiconque une parole raisonnable, les plus pacifiques, les plus débonnaires, étaient enivrés par les vapeurs de sang, des amis que j'avais toujours connus comme des individualistes déterminés s'étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques. Toutes les conversations se terminaient par de grossières accusations, il ne restait dès lors qu'une chose à faire, se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre. »

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Zweig évoque la fureur qui s'est emparée de l'Europe des années 1930. Mais ce passage pourrait, aussi bien, décrire notre époque : l'ivresse infantile des réseaux sociaux, l'hystérisation des débats, l'impossibilité dans laquelle sont les nuancés, les calmes, de se faire entendre. « Je ne pense pas du tout que nous vivions une période semblable à celle de l'avant-guerre, dit Benzekri. L'Histoire ne se répète jamais. Ce que je voulais raconter, c'est l'atomisation actuelle de la société française, la fragilisation de nos démocraties, et comment, quand la fièvre saisit un pays, les gens, individuellement, choisissent de se comporter. »

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        <STRONG>Surchauffe. </STRONG>À la soirée des trophées UNFP, le footballeur Fodé Thiam (Alassane Diong) traite son entraîneur, devant caméras et smartphones, de <I>« sale toubab »</I>… La tempête médiatico-politique commence, instrumentalisée par les extrêmes et mal contenue par des communicants dépassés.</FIGCAPTION> ©  © Thibault Grabherr/QUAD+TEN/CANAL+
Surchauffe. À la soirée des trophées UNFP, le footballeur Fodé Thiam (Alassane Diong) traite son entraîneur, devant caméras et smartphones, de « sale toubab »… La tempête médiatico-politique commence, instrumentalisée par les extrêmes et mal contenue par des communicants dépassés.
© © Thibault Grabherr/QUAD+TEN/CANAL+

La Fièvre, c'est l'histoire d'un club de foot manipulé par des extrémistes de tous bords, un club autour duquel gravitent pantins politiques et spin doctors devancés, constamment, par l'agenda convulsif et haineux imposé par les réseaux sociaux. Ce monde de la haine virtuelle, Benzekri l'exècre mais s'astreint, pour le comprendre, à y plonger en permanence sous de fausses identités.

Un genre de Woody Allen cérébral

« Je veux faire comme tout le monde, me mettre dans la tête de mes personnages, justifie-t-il. Alors, je suis certaines pages Facebook, je me crée des comptes anonymes, c'est le seul moyen de documenter ce qui se passe. » Éric Benzekri bondit de son siège pour montrer, sur son téléphone, l'onglet « Pour vous » qu'il faut paraît-il décocher, d'urgence, sur X. « Avec cette option, c'est vraiment l'algorithme qui façonne votre cerveau et peut vous radicaliser à toute allure. Sur les réseaux sociaux, les opinions sont plus importantes que les faits, et ça, c'est un renversement complet des Lumières, vous comprenez ? Si je vous dis que ce bouquin est blanc, dit-il en saisissant une biographie de Léon Blum, et que vous me soutenez qu'il est vert, il n'y a pas de discussion possible. Or, c'est cela, l'état du débat public et de la démocratie aujourd'hui. »

On reconstitue ici ses propos, mais la vérité est que « Benzek » – le surnom que lui donnent ses potes – finit une phrase sur deux, digresse, parle de son psy à tout propos, genre de Woody Allen cérébral, drôle et ultra-émotif quelquefois difficile à suivre. « Il ne s'arrête jamais de penser le monde qui l'entoure, dit en souriant le scénariste Thomas Finkielkraut, qui a participé à l'écriture de la saison 3 de Baron noir.Il a un rapport existentiel à la politique. » Dans son petit bureau inondé de lumière, Benzekri évoque un père très aimé, rescapé de la rafle du Vél'd'Hiv, épisode fondateur dont le fils, comme souvent, n'a eu qu'un récit parcellaire. Il raconte surtout le militantisme passionné de son géniteur, les copains du PS, de la CFDT et de la FCPE qui emplissent de leurs éclats de voix la maison des Yvelines.

Fan de « À la Maison-Blanche »

C'est ce père ouvrier qui retape lui-même, au gré des rentrées d'argent, le pavillon familial. Et dans le chantier continu de son enfance, parmi les rouleaux de papier peint et les pots de peinture toujours en travers du chemin, traînent des journaux, des affiches et des motions de censure du PS que le petit Éric dévore avidement. « Même à 12 ans, j'adorais ça », se souvient-il. Delphine Batho, engagée comme lui au sein de la Gauche socialiste (un courant du PS) au début des années 1990, se souvient que, très jeune, Éric possédait déjà un corpus théorique bluffant : « Il est maintenant passé à autre chose, mais il était doué. »

À l'époque, ils se surnomment Sam Seaborn et Toby Ziegler – les personnages de la série À la Maison-Blanche, dont ils sont fans – et travaillent à quatre mains sur les textes d'orientation. « Nous avons notamment rédigé ensemble, sous forme de petit roman, la motion de la Gauche socialiste au congrès de Grenoble, raconte-t-elle. Cela s'appelait Sept jours dans la vie d'Attika, et je crois qu'une motion-roman, ça ne s'était encore jamais fait… »

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        <STRONG>Oracle. </STRONG>Très inspirée de l’expérience politique du scénariste, notamment auprès de Julien Dray, la série phénomène <I>Baron noir</I> prédisait, entre autres, l’explosion de la gauche.</FIGCAPTION> ©  Mention Obligatoire : " Photo : Audoin DESFORGES / PASCO "
Oracle. Très inspirée de l’expérience politique du scénariste, notamment auprès de Julien Dray, la série phénomène Baron noir prédisait, entre autres, l’explosion de la gauche.
© Mention Obligatoire : " Photo : Audoin DESFORGES / PASCO "

On lui demande souvent s'il est devenu scénariste pour mieux faire de la politique, mais lui croit l'inverse : qu'il faisait jadis de la politique parce qu'il en aimait, au fond, la part de fiction. Son bureau est couvert de livres annotés, truffés de Post-it : il les engloutit à la manière dont il s'imprègne, comme une éponge, de ce monde politico-médiatique qui fut longtemps le sien et qu'il continue, par amitié et curiosité, de fréquenter.

Message subliminal

« Ce n'est pas un mondain, mais il voit beaucoup de gens – politiques, sondeurs, communicants, journalistes, raconte son amie la sénatrice Laurence Rossignol. Il absorbe tout ce qu'il entend et le réintègre dans ses fictions. D'ailleurs, je pouvais finir, pour les avoir entendus moi-même, certains dialogues de Baron noir. »

Dans un épisode de La Fièvre, c'est au personnage de Marie Kinsky, une humoriste d'extrême droite, qu'Éric Benzekri fait dire une formule connue pour être, dans la vraie vie, de Mélenchon : « La politique, c'est un fichier et un calendrier. » On y voit un message subliminal, l'indice de ce que lui inspire aujourd'hui celui qui fut autrefois son mentor. Il balaie la question. Mais son regard s'est clairement durci sur la politique : le ministre et le député qu'il met en scène dans La Fièvre sont des fantoches grotesques alors qu'il s'appliquait, dans Baron noir, à ne jamais dénigrer l'engagement public… Quant aux communicants, Sam Berger et Tristan Javier, on les voit durant six épisodes courir comme des canards sans tête, souffrir mille morts pour tenter d'imposer un récit que bousculent en permanence les réseaux sociaux et leurs usines à trolls.

Des proches du président ont visionné un épisode

Pour écrire son scénario, Benzekri a consulté les spin doctors que comptait son carnet d'adresses : Mayada Boulos, Stéphane Fouks, Raphaël Llorca, entre autres. Jonathan Guémas et Bruno Roger-Petit, tous deux conseillers spéciaux du président, ont même pu visionner, comme l'a révélé Le Monde, quelques images de la série des mois avant sa diffusion. Y ont-ils reconnu leur impuissance ? Ils n'ont pas répondu à nos sollicitations…

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« Jonathan est un ami, et, quand je lui ai montré un épisode, il n'était pas encore retourné travailler auprès du président, dit Benzekri, agacé qu'on puisse le suspecter d'une quelconque collusion avec le pouvoir. Et c'est Bruno Roger-Petit qui m'a permis de tourner l'une des scènes à l'Élysée, il était normal qu'il visionne des rushs. » D'ailleurs, si la série tend aux communicants un miroir inquiétant, le personnage principal, brillante conseillère dévorée par son pessimisme, ressemble surtout comme une sœur à son créateur. « Je n'ai pas sa noirceur », rétorque Éric Benzekri, qui dit soigner ses propres angoisses avec ses potes, le foot et ses deux filles, surtout, qu'il s'est juré de préserver le plus longtemps possible du vortex des écrans. La Fièvre fait d'ailleurs référence à un autre beau texte de Zweig, Les Pêcheurs des bords de Seine, dans lequel l'écrivain évoque ces gens indifférents à l'Histoire, ces pêcheurs qui, pendant que la révolution gronde, continuent, simplement, de fixer leur petit bouchon. « Plus jeune, j'aurais trouvé ce texte réactionnaire, mais on change, dit Benzekri en souriant, ajoutant pour conclure cette phrase qu'un Woody Allen ne renierait pas : Moi aussi, j'aime la vie. C'est justement ce qui m'inquiète. » §

« La Fièvre », 6 épisodes de 52 minutes, à partir du 18 mars (Canal+).

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