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Ya-t-il meilleure façon de dire le changement d'époque ? Il y a près de trente ans, un romancier britannique débutant, Alex Garland, publiait La Plage, l'épopée devenue culte d'un groupe de routards utopiques cherchant le paradis dans un coin de Thaïlande. Ces prochains jours sort sur les écrans Civil War du même Alex Garland, désormais quinquagénaire et réalisateur. « Bienvenue sur la ligne de front » proclame l'affiche. On y voit la statue de la Liberté survolée par un escadron d'hélicoptères, façon Apocalypse Now…
On en a pourtant vu, au cinéma, des lieux emblématiques des États-Unis détruits ou malmenés lors de séquences hallucinatoires – King Kong en haut de l'Empire State Building, une soucoupe volante se posant sur la Maison-Blanche, le Golden Gate Bridge pulvérisé par Godzilla… D'où vient alors que Civil War nous coupe le souffle comme jamais ? Ces chars d'assaut sur la 5e Avenue, ce drapeau américain à deux étoiles (les deux États du Texas et de la Californie, qui ont fait sécession), cette Maison-Blanche assiégée par des forces rebelles, ce charnier à ciel ouvert dans un coin paisible de Pennsylvanie… Pourquoi nous atteignent-ils avec tant de force ?
Émeutiers armés
La réponse tient d'abord à l'intuition fondatrice d'Alex Garland. En 2018, hanté par la radicalisation des discours politiques de tous bords, la difficulté à trouver un terrain de discussion commun, aussi bien aux États-Unis où il a tourné ses films (Ex Machina, Men) qu'au Royaume-Uni, où il vit toujours, le romancier devenu scénariste (28 Days Later et ses mémorables zombies) entame – bien avant, donc, l'insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole – l'écriture d'un film autour d'une nouvelle guerre civile américaine.
Parce qu'il s'adresse à nous, un public qui a vu deux avions percuter volontairement les tours jumelles du World Trade Center, une star de la téléréalité être élue président des États-Unis et des émeutiers armés prendre d'assaut l'un des symboles jusque-là sacré de la démocratie américaine, point besoin de la fameuse « suspension consentie de l'incrédulité », ce concept de Coleridge qui définit la démarche préalable à toute entrée dans la fiction. La suspension de l'incrédulité, désormais, on vit avec tous les jours. Alors on se laisse convaincre par ces scènes à la fois familières – celles de l'horreur de la guerre – et pourtant inimaginables en principe, quand on les transpose dans le contexte de la plus grande démocratie du monde.
Une station-service gardée par des hommes armés jusqu'aux dents qui ont transformé le garage attenant en chambre de torture. Un parc d'attractions sur le thème de Noël devenu le terrain de jeu d'un sniper. Et puis, dans la séquence la plus impressionnante du film, un soldat qui veut savoir à « quel genre d'Américain » il a affaire avant de décider s'il va ou non lui laisser la vie sauve…
Polarisation
Alex Garland, fils de dessinateur de presse, centre son histoire sur une bande de journalistes roulant après le scoop : Joel (Wagner Moura, vu dans la série Narcos) et la photoreportrice Lee (Kirsten Dunst), deux vieux routiers des zones de conflit ; Sammy (Stephen McKinley Henderson), un ponte du journalisme politique qui travaille pour « ce qui reste du New York Times » (autant dire pas grand-chose) et enfin Jessie (Cailee Spaeny, la « Priscilla » de Sofia Coppola), une très jeune photographe qui admire Lee et espère en faire son mentor. Le dispositif permet de donner au film la forme et l'allure efficace d'un road-movie, mais il n'est pas seulement formel : « Je voulais absolument montrer des journalistes parce qu'ils sont très attaqués, aussi bien dans leur intégrité physique que dans leur raison d'être, nous explique Alex Garland. C'est d'ailleurs le fait qu'on remette en question la nécessité de leur travail qui mène aux attaques physiques qu'ils subissent. Pourtant, pour avoir un pays libre, il faut une presse libre, c'est une règle absolue. » Les héros du film travaillent à l'ancienne, sans Internet (le réseau est quasi détruit), et sont toujours en mouvement puisqu'ils cherchent à gagner Washington DC, où ils veulent interviewer le président des États-Unis (cerné par les factions rebelles, il se terre dans sa résidence comme dans un bunker).
Ils permettent aussi et surtout d'avoir pour protagonistes des observateurs neutres, une nécessité pour Alex Garland qui refuse de qualifier les forces en présence : « J'avais un récit en tête pour expliquer les événements du film mais je l'ai délibérément laissé de côté. Ce film parle de la polarisation, du fait qu'on impose ses opinions avec un niveau de colère ou de certitude qui ferme complètement la conversation. J'ai donc enlevé tout ce qui pourrait empêcher les gens de prêter attention à ce thème. Soit parce qu'ils se diraient : oui, c'est bon, je comprends, ce film est de mon côté, ça me rassure ; ou bien l'inverse, je déteste ça, je suis contre. Aucune des deux postures ne me convient. »
« Civil War »
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L'histoire, celle d'exactions innommables qui se commettent au nom de grands idéaux ou de haines fratricides, serait banale si elle n'avait pour cadre l'Amérique, symbole de la liberté et « de la justice pour tous ». Dans la nouvelle guerre de Sécession imaginée par Alex Garland, deux blocs se font face – des forces fidèles au président, et des États qui ont fait sécession. Pour quelle raison ? Alex Garland brouille les cartes, et tant mieux. Joel (Wagner Moura) et Lee (Kirsten Dunst), deux reporters de guerre mais couvrant le premier conflit qui a lieu dans leur pays, tentent de rejoindre Washington pour interviewer le président, qui multiplie les messages de résistance contre les séparatistes. En chemin, ils enregistrent la déliquescence d'un pays. C'est osé, haletant, puissant. Un film politique qui est aussi un cri d'alerte. Le grand film qu'on attendait sur l'Amérique et ses démons.
« Civil War », d'Alex Garland. Avec Kirsten Dunst, Cailee Spaeny, Wagner Moura, Nick Offerman… En salle le 17 avril.
Restent cependant quelques indices. On comprend, au détour d'un dialogue, que le président (Nick Offerman) en est à son troisième mandat consécutif (là où la Constitution américaine en autorise deux) et a fait bombarder des civils américains. À ce moment-là, décode Alex Garland, « si vous vous demandiez : est-il de droite ou de gauche ?, vous comprenez que ce n'est pas la question. Ce président est un fasciste, c'est tout ». Ce qui ne signifie pas que les rebelles soient de gentils partisans de la démocratie : tous se rendent coupables de crimes de guerre. Sous nos yeux.
« Je ne me suis pas inspiré d'autres films de guerre, souligne Alex Garland, mais uniquement d'actualités télévisées. La grammaire visuelle du film, et le comportement des gens à l'écran, tout est inspiré d'images réelles, car partout dans le monde il arrive que des États soient déconstruits par la guerre. Ça n'arrive pas qu'à des gens différents. Ça n'a rien d'exceptionnel. Tout le monde risque d'en arriver là. » Et d'ajouter qu'il aurait pu, « avec des changements extrêmement minimes » de scénario, situer son histoire au Royaume-Uni, « un pays épouvantablement polarisé et divisé. Où est-ce que ça nous amène ? Je ne sais pas. Mais on est déjà très avancés dans un certain processus ».
Avec son budget colossal – 50 millions de dollars – et l'ambition de son producteur indépendant A24, Civil War a les atours d'un blockbuster, mais au fond c'est le brûlot d'un homme engagé qui espère encore arrêter l'engrenage fatal. « La fiction dystopique n'empêche jamais rien d'advenir, assure Alex Garland. C'est sans doute un exercice vain. Et en même temps… peut-être pas… Voilà pourquoi je le fais quand même. » Après Civil War, Alex Garland a décidé de ne plus tourner de film. Il compte revenir à la littérature. Sous les obus, la plage ?
Un écho à l’Amérique d’aujourd’hui
En France, on dit « la guerre de Sécession ». Pour les Américains, c'est « the Civil War ». Une dénomination qui rend mieux compte de l'abomination qu'a été ce conflit fratricide qui a duré de 1861 à 1865 : environ 750 000 morts, plus que toutes les autres guerres de l'Amérique réunies. Les noms de ses principales batailles sont restés célèbres : Bull Run, la campagne d'Atlanta, Gettysburg… Chaque année, des Américains en costume rejouent ces jours sanglants qu'on pensait appartenir au passé.
Mais voilà que le pays se divise à nouveau : trumpistes contre élites, partisans de l'immigration contre miliciens patrouillant aux frontières, militants pro-IVG contre chrétiens évangélistes… Les extrémistes de tous bords rêvent d'un nouveau Gettysburg. En 2016, c'est dans cette petite ville de Pennsylvanie que Trump livra l'un de ses derniers discours de campagne avant sa victoire surprise contre Hillary Clinton. Quatre ans plus tard, c'est à nouveau sur le champ de bataille le plus célèbre du territoire américain que Biden convoqua « l'âme de la nation », promettant de mettre à bas « les forces des ténèbres, les forces de la division ».
Fratricide
Or, en 2024, celles-ci paraissent plus vivaces que jamais. Au Texas, certains rêvent de « Texit » (la sortie du Texas de l'Union) ; d'autres, sur la côte Ouest, adhèrent au mouvement « Yes California », qui prône l'indépendance de l'État le plus peuplé et le plus riche de l'Union. Plus inquiétant encore, près d'un Américain sur quatre estime qu'il est de son devoir de « patriote » de recourir à la violence pour « sauver son pays ». Quand on sait qu'aux États-Unis il y a plus d'armes en circulation que d'habitants, la perspective d'une élection présidentielle serrée et d'un résultat contesté fait craindre le pire.
Impossible de ne pas penser au 6 janvier 2021 et à la prise du Capitole en voyant Alex Garland transformer à nouveau les principaux monuments de Washington en théâtres d'affrontements. Le réalisateur britannique se garde bien d'identifier clairement les deux camps qui s'affrontent sur les marches du Lincoln Memorial et jusque dans les appartements privés du président à la Maison-Blanche, même si l'on aperçoit furtivement une carte sur laquelle on devine que la Californie et le Texas se sont coalisés contre les « États loyalistes » et qu'une « alliance floridienne » a fait sécession dans le Sud. Évidemment absurde quand on connaît un peu la politique américaine : les républicains du Texas ont peu de chances de s'allier aux Californiens, l'une des populations les plus démocrates du pays. Mais c'est ce flou sur l'identité et les motivations des insurgés qui, paradoxalement, rend le film plus fort à quelques mois d'une présidentielle sous haute tension. Comme si la géographie ne comptait finalement plus tant que ça dans les divisions de l'Amérique, formulées par ce mercenaire qui met en joue des journalistes lui répétant qu'il doit y avoir erreur, car « nous sommes tous américains ». « Oui, répond le gars surarmé, mais quel genre d'Américains ? » JULIEN PEYRON
Rafan : si il echoue, c’est prison. Problème réglé.
Mbo8131 10-04-2024 • 21h36
Là bas, la police tire dans le tas, pas ici !
@freedom En France, on a eu les "gilets jaunes "... Avec peu de moyens, on a vu les dégâts. Chez l'oncle Sam, une crise de "yellow jackets" équivalente, avec des protagonistes armés jusqu'aux dents ceux-là, ce ne sera pas la même histoire...